MATIÈRE BREVETABLE : LA COUR FÉDÉRALE IMPOSE UN NOUVEAU TEST À L’OPIC
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Matière brevetable :
La Cour fédérale impose un nouveau test à l’OPIC
ROBIC — Groupe des Technologies Émergentes
En bref
Une récente décision de la Cour Fédérale du Canada impose un nouveau test à l’Office de la Propriété Intellectuelle du Canada pour clarifier la détermination de la brevetabilité d’une invention. Ce test, en accord avec la jurisprudence canadienne, s’annonce notamment utile dans le domaine des technologies implémentées par ordinateur, et devrait rendre plus fiables les opinions préliminaires visant à évaluer si une invention informatique comprend de la matière brevetable.
Introduction
La Cour Fédérale a rendu, le 17 juin 2022, une décision dans le dossier opposant Benjamin Moore au Procureur général, représentant la Commissaire aux brevets[1]. La Cour renvoie deux demandes de brevet devant l’Office de la Propriété Intellectuelle du Canada (OPIC) pour nouvelle détermination de la brevetabilité sur la base d’une grille d’analyse développée par l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC). Ces demandes avaient été refusées par la Commissaire comme visant un objet non-brevetable en vertu de l’article 2 de la Loi sur les brevets[2], lequel définit ce que constitue une invention, et donc de la matière brevetable.
Les faits
Benjamin Moore en appelle de la décision de la Commissaire de lui refuser deux brevets portant sur un système informatique de sélection de couleurs en fonction des émotions d’une personne. Cette décision se basant sur la pratique antérieure à la décision Choueifaty[3], les parties étaient d’accord pour que les deux dossiers soient renvoyés à l’OPIC pour nouvelle évaluation de la matière brevetable, mais ne s’entendaient pas sur les instructions qui devraient être envoyées à la Juge pour la réévaluation des demandes.
L’IPIC, une association professionnelle composée d’avocat.e.s en propriété intellectuelle et d’agent.e.s de brevets et de marques de commerce, a demandé l’autorisation d’intervenir afin de proposer sa propre grille d’analyse de la matière brevetable, car celle proposée par l’OPIC ne semblait pas conforme aux enseignements des tribunaux quant à la manière d’interpréter les revendications.
La matière brevetable à l’OPIC depuis Choueifaty
Jusqu’à Choueifaty, l’OPIC évaluait l’objet brevetable en identifiant d’abord le problème à résoudre par l’invention, puis en établissant la solution proposée au problème. Les revendications étaient ensuite analysées pour en extraire les éléments essentiels à la mise en œuvre de la solution ainsi établie. Dans ce cadre, une revendication était considérée contenir de la matière brevetable si au moins un de ses éléments essentiels visait un objet brevetable. Cette approche rendait difficile la prédiction des conclusions de l’examen d’une demande de brevet visant une invention implémentée par ordinateur. Dans la décision Choueifaty, la Cour a affirmé que cette approche dite « problème–solution » était contraire à la jurisprudence de la Cour Suprême du Canada[4].
Suite à cette décision, l’OPIC a publié un avis de pratique[5] évacuant l’approche problème–solution, mais a réintroduit un concept inspiré de la décision Amazon de la Cour d’appel fédérale[6], qui gravite autour de la notion d’« invention réelle ». Ainsi, tous les éléments d’une revendication sont présumés essentiels. Néanmoins, l’invention réelle est établie en analysant le problème et la solution, et en ne retenant que les éléments essentiels de la revendication à la mise en œuvre de l’invention réelle. En pratique, cette approche est légèrement plus permissive[7], mais elle demeure néanmoins imprévisible et ne respecte toujours pas la jurisprudence canadienne.
La grille d’analyse
La grille d’analyse proposée par l’IPIC et adoptée par la Cour fédérale constitue un test en trois parties :
- La revendication doit être interprétée en employant la méthode téléologique;
- La revendication dans son entier doit être analysée afin de déterminer si elle ne vise qu’un simple principe scientifique ou conception théorique, ou si au contraire elle vise une application pratique employant un principe scientifique ou une conception théorique; et
- Si une application pratique est identifiée, la revendication est finalement évaluée quant aux autres critères de brevetabilité, à savoir la catégorie statutaire de l’invention (réalisation, procédé, machine, fabrication ou composition de matières), les exceptions judiciaires, la nouveauté, l’évidence et l’utilité.
En plus d’être conforme à la jurisprudence canadienne, cette grille d’analyse est susceptible de rendre nettement plus fiables les opinions préliminaires visant à évaluer si une invention mise en œuvre par ordinateur comprend de la matière brevetable. Elle sera assurément employée par la Commission d’appel lorsque cette dernière entendra de nouveau les appels de Benjamin Moore. Plusieurs espèrent que l’OPIC s’en inspirera pour mettre à jour sa pratique.
Pendant ce temps aux États-Unis
La Loi américaine prévoie elle aussi que tout procédé, machine, fabrication ou composition de matières nouveau et utile peut être breveté[8]. Cependant, les tribunaux américains ont décidé d’interdire les revendications visant certains objets spécifiques[9]. Depuis l’arrêt Alice[10], le bureau américain des brevets et les tribunaux emploient un test en deux étapes pour déterminer si une revendication vise un objet brevetable en dépit des exceptions judiciaires. Ce test a été appliqué de façon variable par les Cours Fédérales américaines. Les lignes directrices du Commissaire américain aux brevets quant à l’objet brevetable sont désormais volumineuses et appliquées de façon disparate par les Examinateurs, ce qui crée un manque de prévisibilité lors de l’examen des demandes de brevet déposées aux États-Unis.
En décembre 2020, American Axle & Manufacturing a déposé une demande devant la Cour Suprême des États-Unis en appel d’une décision qui invalidait une revendication d’un nouveau mode de fabrication d’un arbre de transmission comme visant une loi de la nature[11]. À la demande de la Cour Suprême, le solliciteur général a déposé le 24 mai 2022 un mémoire au nom des États-Unis dans lequel il déclare que le test applicable a fortement besoin de clarification et demande à la Cour d’entendre l’affaire[12]. De manière un peu surprenante, la Cour a rejeté la demande de pourvoi le 30 juin 2022. Il semblerait donc que les praticien.ne.s du droit américain des brevets seront maintenu.e.s dans l’incertitude.
Au vu des récentes décisions, tant au Canada qu’aux États-Unis, il reste toujours difficile de prédire la brevetabilité des inventions en informatique. Pour toute question au sujet de cette décision ou de vos besoins en matière de technologies implémentées par ordinateur, n’hésitez pas à contacteur un.e membre de notre groupe des technologies émergentes en suivant ce lien.
[1] Benjamin Moore & Co. v. Attorney General of Canada, (PG) 2022 FC 923.
[2] LRC 1985, c P-4 ; Re Benjamin Moore & Co, 2020 CACB 15 ; Re Benjamin Moore & Co, 2020 CACB 16.
[3] Choueifaty c Canada (PG), 2020 CF 837.
[4] Choueifaty, supra note 4 aux para 35–40, citant Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 et Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67.
[5] Canada, Office de la propriété intellectuelle du Canada, Objet brevetable en vertu de la Loi sur les brevets, 3 novembre 2020, en ligne : <www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr04860.html>
[6] Canada (PG) c Amazon.com Inc., 2011 CAF 328.
[7] Comparer par ex Re Qiagen, 2021 CACB 30 (brevet accordé) et Re Landmark Graphics, 2021 CACB 31 (brevet refusé).
[8] 35 USC § 101.
[9] Voir notamment Diamond v Chakrabarty, 447 US 303 (1980) à la p 308.
[10] Alice Corp. v CLS Bank International, 573 US 208 (2014).
[11] American Axle & Manufacturing, Inc. v Neapco Holdings LLC, 309 F Supp 3d 218 (D Del 2018), conf par 939 F 3d 1355 (Fed Cir 2019), conf en partie par 966 F 3d 1294 (Fed Cir 2020), autorisation de pourvoi refusée, No 20-891 (US 2022).
[12] Brief for the United States as amicus curiae, American Axle & Manufacturing, Inc. v Neapco Holdings LLC, supra note 8.