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Les limites d’une ordonnance de type Norwich : L’importation parallèle, le « marché gris » et les impacts de la sérialisation

Les limites d’une ordonnance de type Norwich : L’importation parallèle, le « marché gris » et les impacts de la sérialisation

Cara Parisien [1] et Irina Boldeanu [2]
ROBIC, S.E.N.C.R.L.
Avocats, agents de brevets et de marques de commerce

Le 22 juin 2020, la Cour supérieure a rendu sa décision dans l’affaire Coty Inc. c. Costco Wholesale Canada Ltd.[3], où elle a été appelée à trancher sur l’émission d’une ordonnance de type Norwich. Cette décision met en évidence le sujet hautement contesté de l’importation parallèle et des biens provenant du « marché gris », ainsi que l’importance d’un système efficace pour tracer ses produits tout au long de la chaîne de distribution.

La demanderesse Coty Inc. (« Coty ») est un fabricant de parfums et autre produits cosmétiques qui sont vendus dans plus de 130 pays à travers le monde. Coty Canada Inc. (« Coty Canada »), comme les autres filiales de Coty, était le fournisseur exclusif de produits Coty dans son pays. Coty et ses filiales travaillaient avec un nombre limité de distributeurs qui, selon les termes de leurs contrats, pouvaient uniquement revendre les produits Coty à un détaillant autorisé. La défenderesse Costco Wholesale Canada Ltd. (« Costco »), qui ne figurait pas parmi ces détaillants autorisés, revendait des produits authentiques Coty pour un montant équivalent à une réduction de 50% du prix de vente suggéré. Selon Costco, ces produits provenaient du « marché gris », ayant été importés parallèlement par celle-ci ou ses fournisseurs.

L’expression « marché gris » fait référence à des produits procurés à l’extérieur du Canada sans porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle du titulaire dans ce territoire qui sont par la suite importés et vendus au Canada sans le consentement du titulaire des droits de propriété intellectuelle canadiens. En contournant la chaîne de distribution établie, le revendeur peut souvent procurer les biens authentiques à moindre coût et ainsi se permettre de sous-coter les prix de vente des autres acteurs du marché. La notion d’épuisement des droits de propriété intellectuelle et son application en droit des marques de commerce signifie que le titulaire d’une marque n’aura en principe[4] aucun recours contre le vendeur au Canada qui a acquis de façon légitime ses produits à l’étranger.

Ici, Coty soupçonnait qu’un de ses distributeurs avait manqué à ses obligations contractuelles. Elle cherchait donc à obtenir une ordonnance de type Norwich qui contraindrait Costco à divulguer l’identité des fournisseurs qui lui auraient vraisemblablement vendu des produits Coty sans son autorisation.

L’ordonnance Norwich peut permettre d’obtenir l’identité des auteurs de la faute alléguée. Elle peut être ordonnée à la discrétion du tribunal lorsque cinq critères cumulatifs sont rencontrés soit (1) l’existence à première vue d’un reproche valide contre l’auteur inconnu du préjudice, (2) la personne devant faire l’objet de la demande doit être impliquée d’une manière non-négligeable au litige, (3) cette dernière doit être la seule source pratique de renseignements, (4) l’intérêt public à la divulgation l’emporte sur l’atteinte à sa vie privée et (5) les débours occasionnés par celle-ci font l’objet d’une compensation raisonnable.

La Cour a procédé à l’analyse des conditions pour parvenir à la conclusion que Coty ne s’était pas déchargée de son fardeau de preuve. Tout d’abord, les produits Coty vendus par Costco provenaient non seulement du Canada, mais aussi de l’Australie, des Émirats arabes unis et du Brésil. Ce dernier pays comptait plus de 2.5 millions vendeurs à domicile, qui n’avaient aucune restriction dans leurs contrats. Selon la Cour, il était donc parfaitement envisageable que les produits Coty vendus par Costco puissent provenir d’une tierce partie à l’étranger qui n’avait commis aucune faute ni de manquement à ses obligations contractuelles envers les demanderesses.

La Cour a aussi jugé insuffisante la preuve de Coty à l’effet que Costco était la seule source pratique des renseignements recherchés. À ce sujet, la Cour a noté que si Coty s’était équipée d’un système de suivi efficace de ses produits pour assurer la traçabilité complète de chaque unité tout au long des chaînes de production et de distribution, cela aurait permis d’identifier aisément le fautif recherché[5]. Malgré la pratique de Coty d’appliquer des codes de production et des numéros de lot sur ses produits, cette stratégie s’est avérée insuffisante pour lui permettre de reconstituer le trajet de ceux procurés par Costco.

Cette décision rappelle l’importance de mettre en place des pratiques commerciales serrées afin d’éviter le développement de marchés parallèles par nos distributeurs, particulièrement au regard du traitement du « marché gris » par les tribunaux canadiens. Un des moyens connus pour assurer la traçabilité de produits est la sérialisation de produits. Elle intervient dès la manufacture des produits, où un identificateur unique, tels un code alphanumérique, un code-barre ou une étiquette RFID, est apposé sur chaque bien. Cette mesure, combinée avec une saisie fréquente de la localisation des produits et un échange efficace de données entre partenaires commerciaux, permet d’assurer une meilleure visibilité et un contrôle plus serré de la chaîne d’approvisionnement.

Diverses lois encadrent la sérialisation de produits dans l’industrie pharmaceutique à l’échelle internationale dans le but de faire face aux vols et à la contrefaçon de médicaments, aux chaînes d’approvisionnement parallèles non autorisées et aux enjeux liés à la santé et sécurité des patients. Les bénéfices d’une visibilité totale de la chaîne d’approvisionnement vont toutefois bien au-delà de l’industrie pharmaceutique, y compris pour protéger les droits de titulaires de propriété intellectuelle et pour limiter l’importation parallèle et les « marchés gris ».


© CIPS, 2020.

[1] Cara Parisien est avocate chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.

[2] Irina Boldeanu est stagiaire en droit du Barreau du Québec chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.

[3] 2020 QCCS 1898.

[4] Certaines nuances s’imposent lorsque le vendeur subséquent induit volontairement en erreur un acquéreur potentiel quant à l’origine des biens revendus, ou lorsque certaines caractéristiques de ces biens ne correspondent pas aux normes reconnues dans la juridiction faisant objet de l’importation, telles que les différentes formulations pour un même produit, la qualité, de même que les normes de santé et sécurité.

[5] Coty inc. c. Costco Wholesale Canada Ltd., préc., note , par. 59.