La portée excessive ou le joker des arguments en faveur de l’invalidité

La portée excessive ou le joker des arguments en faveur de l’invalidité
Cara Parisien [1]
ROBIC, S.E.N.C.R.L.
Avocats, agents de brevets et de marques de commerce
La Cour fédérale, au printemps dernier, a rendu deux décisions en matière de brevets, Laboratoires Servier[2] et Aux Sable[3], qui touchent la question des revendications à portée excessive ou de « convoitise ». La théorie jurisprudentielle de la portée excessive repose sur le principe selon lequel un inventeur, dans un brevet, ne peut revendiquer plus que : (1) ce qu’il a réellement inventé, et (2) ce qu’il a exposé dans son mémoire descriptif.[4]
On associe généralement l’argument de la portée excessive d’une revendication donnée à un fondement légal d’invalidité. Lorsque le mémoire descriptif ne permet pas de fonder adéquatement une revendication, celle-ci est invalide pour cause de description insuffisante. En revanche, une revendication qui dépasse ce que l’inventeur a réellement inventé est d’une portée excessive, pour la simple raison qu’elle englobe un objet qui n’est pas nouveau, n’est pas utile ou est évident.
On invoque en conséquence souvent, par précaution supplémentaire, la portée excessive parmi l’ensemble des allégations. Celle-ci fait office de joker dans l’argumentation sur l’invalidité, grâce à une étrange capacité à revêtir la forme des arguments fondés sur la loi, en réitérant ce qui est le plus adéquat dans les circonstances. Le premier argument pose le fondement et plante le décor et, s’il est bien accueilli, celui de la portée excessive vient enfoncer le clou. Toutefois, comme on peut l’observer dans les affaires Laboratoires Servier et Aux Sable, la théorie de la portée excessive a commencé à avoir une existence propre.
Dans Aux Sable, l’invention brevetée en cause était liée à une méthode de transport du gaz naturel par gazoduc. Le mémoire descriptif faisait état de l’ajout d’hydrocarbures de type C2 ou C3 à un mélange de gaz naturel pour en accroître la masse moléculaire moyenne, afin de rendre le mélange plus compressible et de réduire l’énergie nécessaire à son transport par gazoduc dans certaines conditions de pression et de température. Les inventeurs proposaient aussi une méthode pour déterminer s’il serait vraiment possible d’obtenir une telle réduction d’énergie, laquelle impliquait de comparer les produits zMw (produit de la compressibilité du gaz par la masse moléculaire) des mélanges gazeux traité et non traité.
Dans son interprétation des revendications, la Cour a estimé que l’ajout d’hydrocarbures plus lourds et la comparaison subséquente des produits zMw étaient les deux éléments essentiels des revendications 1 à 8, mais pas des revendications 9 et 10. Aux Sable affirmait que les revendications 9 et 10 étaient d’une portée excessive pour la simple raison qu’elles n’incluaient pas ces deux éléments. Selon Aux Sable, comme l’ajout d’hydrocarbures de type C2 ou C3 et la mesure des produits zMw étaient des aspects fondamentaux du concept inventif exposé dans le mémoire descriptif du brevet, il était nécessaire d’en faire état dans les revendications.
Dans son analyse, la Cour a appliqué les principes de l’arrêt Amfac Foods[5], qui devance de plusieurs décennies l’apparition du processus d’interprétation des revendications énoncé dans Free World Trust[6] et Whirlpool[7]. La Cour a pour l’essentiel conclu que la portée des revendications était excessive, car un élément jugé essentiel au concept inventif en était absent.
Dans Laboratoires Servier, le fabricant de médicaments génériques Apotex contestait la validité du brevet de Servier dans le contexte d’une instance relevant du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). L’invention revendiquée par le brevet était le sel d’arginine du périndopril. La molécule de périndopril et tous les sels pouvant en être pharmaceutiquement obtenus avaient déjà fait l’objet d’un brevet. Cependant, les tests effectués sur le sel d’arginine ont montré une nette réduction de leur instabilité en présence de chaleur et d’humidité.
Même si les revendications du brevet mentionnaient le « sel d’arginine de périndopril ainsi que ses hydrates», le mémoire descriptif exprimait une préférence pour l’arginine sous sa forme naturelle, la L-arginine, par rapport à la D-arginine ou à un racémique. De plus, les tests exposés dans le mémoire descriptif n’avaient été effectués que sur le sel de L-arginine, et, à une exception près, tous les experts ont fait remarquer qu’une personne versée dans l’art comprendrait que les revendications du brevet se limitaient à la L-arginine. La Cour a malgré tout interprété que les revendications englobaient le sel d’arginine de périndopril sous toutes ses formes.
La Cour a finalement estimé que les revendications étaient d’une portée excessive en ce qu’elles visaient le sel d’arginine de périndopril, alors que le mémoire descriptif du brevet exprimait une préférence pour la forme à base de L-arginine. Qui plus est, la Cour a statué qu’en incluant les hydrates de la composition, les revendications de Servier dépassaient ce que l’entreprise avait réellement inventé, car elle n’avait effectué aucun test démontrant la formation d’hydrates ni exposé un fondement factuel ou un raisonnement clair à ce sujet.
Ces deux décisions mettent en lumière quelques-unes des questions qui se dessinent à propos de la théorie de la portée excessive. Dans Aux Sable, il est permis de penser que certains motifs énoncés par le tribunal pour conclure à une portée excessive font écho à ceux que l’on cite pour invoquer une absence d’utilité, un rappel de la théorie appliquée sous sa forme classique, inoffensive et redondante. Quoi qu’il en soit, l’incertitude entourant la façon dont l’analyse de la portée excessive évoluera et l’absence d’une série de critères objectifs sont vraisemblablement au cœur de sa nature changeante.
Cela est encore plus manifeste dans la décision Laboratoires Servier, où les raisons énoncées pour conclure à une portée excessive ne calquent pas celles que l’on cite pour invoquer un autre fondement légal d’invalidité. Il reste à voir si la Cour suivra ou clarifiera ces nouveaux principes à l’avenir.
© CIPS, 2019.
[1] Cara Parisien est avocate chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
[2] Les Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2019 CF 616
[3] Aux Sable Liquid Products LP c. JL Energy Transportation Inc., 2019 CF 581
[4] Farbwerke Hoechst A.G. Vormals Meister Lucius & Bruning c. Canada (Commissaire aux brevets), 50 C.P.R. 220 (Ex. Ct.); Leithiser c. Pengo Hydra-Pull of Canada Ltd., 17 C.P.R. (2d) 110 (C.A.F.)
[5] Amfac Foods Inc. c. Irving Pulp & Paper Ltd., 12 C.P.R. (3d) 193 (C.A.F.)
[6] Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66
[7] Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67