GOOGLE C. ORACLE : la victoire du géant transformateur

GOOGLE C. ORACLE : la victoire du géant transformateur
Caroline Jonnaert [1] et Andrée-Anne Perras-Fortin [2]
ROBIC, S.E.N.C.R.L.
Avocats, agents de brevets et de marques de commerce
Le 5 avril dernier, la Cour suprême des États-Unis a mis fin à une saga judiciaire opposant Google LLC (« Google ») à Oracle America Inc. (« Oracle ») depuis près de 11 ans[3]. Dans sa décision, la plus haute instance américaine a conclu que Google n’avait pas violé les droits d’auteur d’Oracle en reproduisant une partie de son API. Selon la Cour, en effet, une telle utilisation était permise en vertu de la doctrine (américaine) du « fair use ».
Depuis ses débuts, l’affaire fait couler beaucoup d’encre. Énormément d’encre. Mais pourquoi cette décision fait-elle autant de bruit? Quelles sont ses incidences potentielles, notamment au Canada?
Le cœur du litige
Le litige porte sur la protection des interfaces de programmation applicatives (« application programming interfaces » ou « API », en anglais) par le droit d’auteur (américain).
En bref, une API est un outil de programmation qui permet à différentes applications d’interagir entre elles, en s’échangeant des fonctionnalités via un langage de programmation. Il s’agit en quelque sorte de « raccourcis » permettant aux développeurs d’accéder rapidement aux fonctionnalités d’une application en utilisant du code pré-écrit, sans avoir à « réinventer la roue » en écrivant eux-mêmes le code[4]. Mais concrètement, comment une API fonctionne-t-elle?
Pour reprendre l’analogie du juge de première instance[5], la conception d’une API est semblable à une bibliothèque : elle permet de structurer des livres (et leurs chapitres) sur des étagères, de manière à permettre aux programmeurs de trouver facilement l’information dont ils ont besoin au sujet d’une fonctionnalité particulière. En l’espèce, Google avait organisé sa « bibliothèque » exactement comme celle d’Oracle, et les « chapitres » disposés dans cette « bibliothèque » portaient les mêmes « titres » en plus de décrire les mêmes fonctionnalités que celles d’Oracle. En revanche, Google avait rédigé ses propres « chapitres »[6].
En reproduisant la nomenclature (c’est-à-dire, la structure, la séquence et l’organisation ou « SSO ») de la « bibliothèque » d’Oracle, ainsi que les « titres » des « chapitres », Google visait à attirer un plus grand bassin de programmeurs, déjà familiers avec cette « structure ». Pour Oracle, toutefois, de telles reproductions constituaient (notamment)[7] une violation de ses droits d’auteur.
Les décisions des instances inférieures
En première instance, le tribunal fédéral de district a conclu que les SSO et les « titres » des API ne sont pas protégeables par droit d’auteur, celles-ci s’apparentant davantage à des systèmes ou des méthodes d’opération[8]. Or, le droit d’auteur exclut de son régime ces formes d’idées, en ne protégeant que leur expression originale.
En appel, la décision de première instance a été renversée, la Cour jugeant que les SSO et les « titres » d’une API sont protégeables par droit d’auteur[9]. Par la suite, un débat sur l’application de l’exception (américaine) du « fair use » a été amorcé; la Cour suprême américaine a finalement tranché la question le 5 avril dernier.
La décision de la Cour suprême des États-Unis
La doctrine du « fair use » est une exception en droit d’auteur américain, permettant l’utilisation d’une œuvre dans certains contextes, sans avoir à obtenir l’autorisation du titulaire des droits sur cette œuvre. Dans l’affaire opposant Google à Oracle, la Cour suprême des États-Unis a estimé que cette exception s’appliquait en l’espèce; la reproduction des SSO et des « titres » de l’API d’Oracle par Google était donc permise dans ce cas précis.
Pour l’essentiel, la Cour suprême a accordé une importance particulière au but et au caractère de l’utilisation de l’API par Google dans son analyse du « fair use »[10]. En outre, la Cour a conclu que Google n’avait reproduit que les éléments nécessaires de l’API d’Oracle, afin de permettre à ses développeurs, déjà familiers avec ces composantes, de créer des programmes nouveaux et transformateurs (« new and transformative programs »)[11]. Or, une telle utilisation transformatrice (« transformative use ») est permise en vertu de la doctrine du « fair use », car elle est conforme à l’un des objectifs du droit d’auteur américain, soit la stimulation du progrès créatif[12].
Les incidences (potentielles) de la décision
Dans l’ensemble, la décision de la Cour suprême américaine semble accueillie favorablement dans le milieu des technologies, car elle met de l’avant l’innovation. Malgré tout, la prudence s’impose, car il n’est pas certain que toute reproduction d’une API soit permise, la décision ayant été rendue dans un contexte bien précis… et américain. Ainsi, il est possible qu’une conclusion différente soit tirée au Canada.
Quoique la Loi sur le droit d’auteur canadienne prévoie explicitement la protection des programmes d’ordinateur[13], la jurisprudence en matière de protection de logiciels est inconstante et la question spécifique de la protection d’une API en droit d’auteur canadien (et américain)[14] semble donc ouverte.
D’autre part, le régime canadien de droit d’auteur présente différentes nuances avec le droit américain en matière d’utilisation équitable. En effet, la loi canadienne traite de cette exception (sous le vocable « fair dealing », en anglais) dans certains contextes bien circonscrits. Alors que la loi américaine fournit une liste ouverte de finalités qui peuvent donner ouverture à l’utilisation équitable, la loi canadienne en fait une énumération exhaustive. Spécifiquement, l’exception d’utilisation équitable ne peut être accordée qu’en cas d’utilisation à des fins d’étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie, de satire, de critique, de compte-rendu et de communication de nouvelles[15]. Même si les tribunaux ont répété à maintes reprises que ces fins doivent recevoir une interprétation large et libérale[16], il n’est pas certain que l’utilisation de l’API faite par Google tombe dans l’une de ces catégories.
Le droit d’auteur canadien comporte par ailleurs d’autres dispositions permettant l’utilisation d’œuvres dans un contexte technologique. À titre d’exemple, mentionnons la copie destinée à assurer la compatibilité du programme avec un ordinateur donné[17], la reproduction temporaire pour processus technologique[18], ainsi que la reproduction afin de rendre deux programmes informatiques interopérables[19]. Pour trouver application, ces exceptions doivent cependant répondre à des critères bien précis; leur transposition à la trame factuelle de l’affaire Google c. Oracle est donc incertaine.
En somme, la Cour suprême américaine met un terme à un débat opposant Google et Oracle depuis de nombreuses années. Quoique la décision semble généralement bien accueillie, sa transposition en droit canadien demeure hypothétique. La reproduction de certaines composantes d’une API devrait donc se faire avec circonspection au Canada.
© CIPS, 2020.
[1] Caroline Jonnaert est avocate et agente de marques chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
[2] Andrée-Anne Perras-Fortin est avocate chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
[3] Google LLC v. Oracle America, Inc., 593 U.S. No. 18–956 (2021).
[4] Oracle America, Inc. v. Google, LLC., 750 F. 3d 1339, 1344 (2014).
[5] Id.
[6] Techniquement, Google avait reproduit les codes déclaratifs (les « titres ») de 37 API Java, ainsi que leur SSO, mais non les codes d’implantation (les « chapitres »).
[7] Un recours en violation de brevets a également été intenté; un jury a cependant conclu à l’absence de violation par Google.
[8] Oracle America, Inc. v. Google LLC., 872 F. Supp. 2d 974 (2012).
[9] Oracle America, Inc. v. Google LLC., 750 F.3d 1339 (2014).
[10] La doctrine s’analyse au regard de quatre critères, à savoir: (i) le but et le caractère de l’usage, incluant la distinction entre une utilisation de nature commerciale ou pour des fins d’enseignement à but non lucratif; (ii) la nature de l’œuvre protégée; (iii) l’importance et le caractère substantiel de la part de l’œuvre utilisée, en relation avec l’œuvre protégée dans sa totalité; et (iv) l’effet de l’usage sur le marché économique potentiel de l’œuvre originale. En l’espèce, la Cour a accordé une importance particulière au premier critère.
[11] Google LLC v. Oracle America, Inc., préc., note 1, p. 35.
[12] Id., p. 25.
[13] Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art. 2 (la « Loi »).
[14] Dans l’affaire Google c. Oracle, la Cour suprême des États-Unis a étudié la doctrine du « fair use » en tenant pour acquis, « pour les fins de la discussion », que l’API est protégée par droit d’auteur. Autrement dit, la Cour ne s’est pas prononcée sur la protection d’une API à titre d’œuvre en vertu du droit américain (ce qui lui a d’ailleurs valu certaines critiques). Voir : Google LLC v. Oracle America, Inc., préc., note 1, p. 15.
[15] Loi, art. 29-29.2.
[16] Voir notamment : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339.
[17] Loi, art. 30.6.
[18] Id., art. 30.71.
[19] Id., art. 30.61.