CINQ DÉCISIONS D’INTÉRÊT EN MATIÈRE DE PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DANS LE DOMAINE PHARMACEUTIQUE EN 2020 : LORSQUE LES TRAITÉS COMMERCIAUX INTERNATIONAUX S’INVITENT DANS LE DÉBAT

Laurence Bourget-Merle1 et Irina Boldeanu2
ROBIC, S.E.N.C.R.L.
1 Ph. D., chimie et agente de brevets au Canada et aux États-Unis, 2 Anciennement stagiaire chez ROBIC, maintenant avocate chez INF
Résumé
Le présent article passe en revue la jurisprudence marquante concernant, entre autres, les brevets pharmaceutiques pour l’année 2020, avec un regard sur certains régimes implantés par le Canada en vertu de traités internationaux. Les décisions commentées portent sur le régime des certificats de protection supplémentaire (CPS), l’interprétation d’ingrédients médicinaux et de combinaison d’ingrédients médicinaux, ainsi que la classification des adjuvants. Il est aussi question du régime de la protection des données, l’exclusivité de marché accordé aux brevetés, l’interprétation de drogue innovante et d’élément chimique nouveau, la comparaison directe ou indirecte d’une drogue générique à une drogue innovante, les études sous-jacentes sur la biodisponibilité ainsi que les énantiomères et les composés racémiques. Enfin, les facteurs obligatoires et complémentaires à la disposition du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés en matière de surveillance et de contrôle des prix des médicaments brevetés sur le marché canadien sont analysés. Un parallèle est effectué entre chaque décision commentée et divers traités internationaux, notamment l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, l’Accord de libre-échange nord-américain, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce etl’Accord entre le Canada, les États-Unis d’Amérique et les États-Unis mexicains.
Abstract
This article reviews leading case law concerning, among other matters, pharmaceutical patents for the year 2020, with a look at some of the regimes implemented by Canada under international treaties. Annotated decisions deal with the Certificates of Supplementary Protection (CSP) regime, the interpretation of medicinal ingredients and combinations of medicinal ingredients, and the classification of adjuvants. Also discussed are the data protection regime, market exclusivity granted to patentees, the interpretation of innovative drug and new chemical entity, the direct or indirect comparison of a generic drug to an innovative drug, the underlying bioavailability studies, as well as enantiomers and racemic compounds. Finally, the mandatory and additional factors available to the Patented Medicine Prices Review Board in monitoring and controlling the prices of patented drugs on the Canadian market are analyzed. A parallel is drawn between each commented decision and various international treaties, including the Canada-European Union Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), the North American Free Trade Agreement (NAFTA), the Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights and the Agreement between Canada (TRIPS), the Agreement between Canada, the United States of America, and the United Mexican States (CUSMA).
Introduction
L’année 2020 a sans doute été tumultueuse pour tous. Souvent caractérisée comme étant sans précédent, elle a été marquée par le changement et l’adaptation. Il est également sans conteste que l’industrie pharmaceutique a été propulsée au devant de la scène internationale durant cette année, et c’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles les décisions impliquant les brevetés pharmaceutiques n’ont pas manqué.
Un jeu d’équilibre se joue entre, d’un côté, les divers régimes offrant une protection aux innovateurs dans le but de favoriser la recherche et le développement de nouveaux médicaments, et, de l’autre, la protection des consommateurs canadiens, leur permettant d’avoir accès à des médicaments sécuritaires et abordables. Cet article analyse quelques décisions fort intéressantes en matière de brevets pharmaceutiques et en matière règlementaire, le tout à la lumière des obligations internationales du Canada en vertu de différents traités économiques. Chaque décision est alors présentée sous la forme d’un résumé critique comportant une brève introduction afin de permettre au lecteur de se situer dans le domaine complexe de la propriété intellectuelle liée à l’industrie pharmaceutique.
Les décisions Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé) et ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé) mettent en jeu l’application du régime des certificats de protection supplémentaire, qui constitue le régime de protection sui generis de produits pharmaceutiques en matière de brevets introduit par l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne en 2017. Par la suite, Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada (Santé) et Janssen Inc. c. Canada (Procureur général) se concentrent sur le régime de la protection des données édicté par le Règlement sur les aliments et drogues offrant une exclusivité de marché particulière aux brevetés face aux fabricants de drogues génériques. Enfin, Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général) illustre les balises entourant la règlementation des prix de vente des médicaments brevetés sur le marché canadien par le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés.
Souhaitons que la lecture du présent article vienne alimenter l’imaginaire et les discussions non seulement des chevronnés en brevets pharmaceutiques, mais aussi de ceux qui sont au début de leur découverte du monde passionnant de la propriété intellectuelle.
1. Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé), 2020 CF 397
Le régime des certificats de protection supplémentaire (CPS), administré par le ministre de la Santé, est entré en vigueur le 21 septembre 2017 afin de respecter les obligations internationales du Canada en vertu de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG). L’article 20.27 de l’AECG énonce le régime de protection sui generis de produits pharmaceutiques, en matière de brevets. Le régime a été introduit au Canada par la Loi de mise en œuvre de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne[1](ci-après « Loi de mise en œuvre de l’AECG »), qui a conduit à l’ajout des articles 104-134 sur les CPS à la Loi sur les brevets[2](ci-après la « Loi ») ainsi que l’instauration du Règlement sur les certificats de protection supplémentaire[3] (ci-après le « RCPS »).
La finalité du régime des CPS est de fournir une compensation pour le temps passé en recherche et en développement d’un produit pharmaceutique ainsi que le temps requis pour obtenir une autorisation de mise en marché pour le produit pharmaceutique en question, protégé par brevet. Le CPS prend effet à l’expiration du brevet admissible, car la propriété du CPS suit la propriété du brevet auquel il est lié. Pour un maximum de deux années supplémentaires, le titulaire du brevet peut jouir des droits, facultés et privilèges associés à la fabrication, la construction, l’exploitation et la vente du produit pharmaceutique pour lequel une autorisation de mise en marché[4] a été délivrée à partir du 21 septembre 2017. Le brevet est admissible s’il protège l’ingrédient médicinal ou une combinaison d’ingrédients médicinaux contenus dans le produit pharmaceutique en question.
L’article 20.6 de l’AECG indique explicitement que les vaccins servant à la prévention d’une maladie font partie des produits pharmaceutiques visés par le régime de protection supplémentaire envisagé par le traité. De plus, l’article 20.27 de l’AECG prévoit que le brevet de base aux fins de l’octroi d’une protection sui generis protège un produit « en tant que tel », produit étant défini comme « le principe actif ou la composition de principes actifs d’un produit pharmaceutique », ce qui inclut, par prolongement, un vaccin.
1.1. Les faits
Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire de la part de GlaxoSmithKline Biologicals S.A. (GSK) contestant la décision de Santé Canada de refuser la délivrance d’un CPS à l’égard du brevet canadien no 2,600,905 pour le SHINGRIX®.
Le SHINGRIX® est un nouveau vaccin contre le virus de la varicelle-zona destiné aux adultes de plus de 50 ans qui sont immunodéficients. La revendication 4 du brevet en question décrit la composition du vaccin capable d’induire une réponse immunitaire contre le virus varicelle-zona comme la combinaison d’un antigène gE du virus varicelle-zona modifié et d’un adjuvant. Notons que les adjuvants sont une classe d’excipients qui ont comme rôle de renforcer l’effet pharmacologique d’un médicament ou d’augmenter la capacité d’un antigène à stimuler le système immunitaire.[5]
Il n’est pas contesté par les parties à cette instance que l’antigène contenu dans le vaccin, constitué de la glycoprotéine E (gE) du virus varicelle‑ zona, est bel et bien un ingrédient médicinal. Le ministre reconnaît également que l’adjuvant utilisé est biologiquement actif et essentiel à l’efficacité clinique du vaccin. Cependant, la décision du ministre de la Santé de refuser un CPS à GSK se base sur le fait que l’avis de conformité délivré à GSK indique que « la glycoprotéine E (gE) du virus varicelle‑zona (VZV) » est le seul ingrédient médicinal du SHINGRIX®. Après consultation auprès de la Direction des produits biologiques et des thérapies génétiques, Santé Canada a confirmé qu’elle considère que les adjuvants se classent parmi les excipients inactifs indépendamment de leur activité biologique, et non pas parmi les ingrédients médicinaux en vertu de sa ligne directrice.[6] De plus, elle considère que les adjuvants ne peuvent déclencher à eux seuls une réaction immunologique et ne peuvent donc pas être considérés comme des ingrédients médicinaux selon les conditions d’admissibilité d’un CPS.
En outre, le ministre de la Santé soulève qu’aucune disposition du RCPS ne permet l’admissibilité d’un brevet revendiquant une composition contenant un ingrédient médicinal et des ingrédients non médicinaux. Selon le ministre, de telles revendications visent plutôt une formulation, car une formulation comprend des ingrédients non médicinaux en plus d’un ou de plusieurs ingrédients médicinaux, ce qui est différent d’un ingrédient médicinal ou d’une combinaison d’ingrédients médicinaux en soi. Le ministre considère que cette interprétation est conforme avec l’AECG. Étant donné que chacune des revendications du brevet no 2,600,905 couvrant le SHINGRIX® comprend un ingrédient non médicinal (l’adjuvant) et ne se limite pas à des ingrédients médicinaux, cela équivaut donc, selon le ministre, à des revendications visant une formulation et, de ce fait, le brevet est inadmissible à l’octroi d’un CPS.
GSK conteste l’interprétation que donne le ministre du brevet en question, faisant valoir que l’antigène et l’adjuvant revendiqués dans le brevet sont des ingrédients médicinaux, car ils sont tous deux biologiquement actifs et que l’antigène ne produira pas la réponse immunitaire souhaitée sans être combiné de l’adjuvant.
1.2. La question en litige
Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Santé refusant la délivrance d’un CPS à GSK au motif que l’adjuvant revendiqué dans le brevet no 2,600,905 sur le SHINGRIX® fait partie des « ingrédients non médicinaux » au sens de la Loi et du RCPS selon la classification réglementaire effectuée par Santé Canada.
1.3. L’analyse et la conclusion de la Cour
1.3.1. La norme de contrôle
Selon les enseignements de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov[7](ci-après « Valivov »), lorsque la question déterminante est liée à l’interprétation législative, les décisions sont habituellement révisées selon la norme de la décision raisonnable. La Cour qui doit d’effectuer un contrôle judiciaire doit tout d’abord s’intéresser aux motifs fournis par le décideur initial, et ces motifs doivent être examinés quant à leur justification, à leur intelligibilité et à leur transparence, le tout en tenant compte du contexte. La décision en question doit être conforme à la raison d’être et à la portée du régime législatif sous lequel elle a été adoptée et ainsi le décideur se doit de considérer l’ensemble du régime législatif applicable, y compris d’autres dispositions législatives pertinentes et les obligations internationales du Canada, même s’il se peut que les dispositions législatives en question n’aient pas été mises en œuvre par une loi au Canada.
1.3.2. Exigences d’admissibilité des brevets selon le régime canadien et selon les obligations internationales du Canada
Selon l’article 106 de la Loi, un brevet admissible à un CPS est « lié, de la manière prévue par règlement, à un ingrédient médicinal ou à une combinaison d’ingrédients médicinaux contenus dans une drogue pour laquelle une autorisation de mise en marché prévue par règlement a été délivrée […] »[8]. L’article 3(2)a) du RCPS indique que cette exigence est remplie si « le brevet contient une revendication de l’ingrédient médicinal ou de la combinaison de tous les ingrédients médicinaux contenus dans une drogue pour laquelle l’autorisation de mise en marché mentionnée dans la demande de certificat de protection supplémentaire a été délivrée ».
Dans le présent cas, l’assise principale du refus du ministre de la Santé de délivrer un CPS à GSK se trouve au Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) du RCPS, qui précise qu’une « revendication relative à une formulation ne protège pas l’ingrédient médicinal ou la combinaison d’ingrédients médicinaux en soit ». Pour appuyer ce point, le REIR donne en exemple une revendication concernant une formulation permettant l’amélioration de la stabilité des ingrédients médicinaux.
La Cour fédérale fait la lumière sur le fait qu’il n’y a aucune disposition dans la Loi ou dans le RCPS qui indique expressément qu’une revendication admissible doit protéger un ingrédient médicinal ou une combinaison d’ingrédients médicinaux en soi. Selon l’AECG, même si un brevet admissible doit protéger un « produit en tant que tel », le produit protégé est tout de même défini comme « le principe actif ou la composition de principes actifs »[9] dans le vaccin approuvé. De plus, étant donné qu’aucune définition du terme « ingrédient médicinal » n’existe selon les dispositions applicables de droit interne canadien, la Loi de mise en œuvre de l’AECG prévoit que les questions d’interprétation législative doivent être réglées en harmonie avec l’AECG. Il appert que l’interprétation préconisée d’un terme équivoque devrait s’effectuer selon le libellé l’AECG plutôt qu’en vertu de la ligne directrice de Santé Canada.
1.3.3. Objectifs du régime législatif en vertu de l’AECG
Il n’y a aucun doute que l’AECG envisageait l’octroi d’une protection supplémentaire aux vaccins ayant un caractère inventif. Le caractère inventif peut être discerné de diverses façons, et peut être reconnu pour une nouvelle combinaison d’un antigène et d’un adjuvant préalablement connus. Le ministre reconnaît dans sa décision de refus que « le terme « ingrédient médicinal » renvoie à « la substance dans la formulation » qui « est responsable de l’effet désiré de la drogue dans l’organisme » [références omises] » tout en énonçant cependant que « « les adjuvants de vaccin ne sont pas responsables de l’effet désiré du vaccin dans l’organisme » parce que, contrairement aux antigènes, ils ne déclenchent pas de façon indépendante une réaction immunologique. »[10].
À cet égard, la Cour fédérale est d’avis que le ministre n’a donné aucune justification pour expliquer l’ajout de l’exigence selon laquelle un ingrédient médicinal doit déclencher une réponse immunitaire de façon indépendante. Selon la Cour, le ministre aurait plutôt dû considérer « l’effet désiré dans le corps », ce qui constitue l’effet notable sur le plan clinique, excluant par le fait même la réponse immunitaire négligeable déclenché par l’antigène isolé.
Par la suite, la Cour indique que le ministre a erré dans son interprétation d’« ingrédient médicinal » en raison de son omission de prendre en considération la Loi de mise en œuvre de l’AECG, puisque l’interprétation d’un texte législatif fédéral qui met en œuvre l’AECG doit s’effectuer en harmonie avec cet accord. Or, selon l’AECG, c’est l’activité biologique de l’ingrédient en question qui doit sous-tendre la décision de délivrer ou non un CPS, car l’AECG définit un produit pouvant bénéficier d’une protection par CPS comme « le principe actif ou la composition de principes actifs » d’un produit pharmaceutique, par exemple d’un vaccin.
La Cour rappelle que le régime d’homologation de produits pharmaceutiques et celui des CPS, qui relève plutôt d’un élargissement d’une protection comparable à celle d’un brevet, sont deux régimes distincts sur une base contextuelle et en vertu de leurs objectifs. Le fait que Santé Canada classifie les adjuvants de vaccin comme des excipients (donc des ingrédients non-médicinaux), aux fins de la délivrance des avis de conformité par exemple, ne peut justifier un refus de considérer les adjuvants comme des ingrédients médicinaux aux fins du régime des CPS lorsqu’on préconise, tel il se doit, les objectifs de l’AECG. Ainsi, le ministre aurait plutôt dû se demander si le besoin perçu de cohérence administrative constituait un motif raisonnable pour refuser la délivrance d’une CPS.
Enfin, la Cour indique que Santé Canada ne semble pas traiter de façon uniforme les adjuvants de vaccins comme étant des « ingrédients non-médicinaux ». À ce sujet, la Cour soulève les exemples suivants :
« dans le cas du SHINGRIX®, Santé Canada a accepté la liste de brevets de GSK dans laquelle figurait le brevet no 905, qui énumérait l’antigène et l’adjuvant comme ingrédients médicinaux; […] [Santé Canada] a approuvé une monographie de produit de GSK pour SHINGRIX®, selon laquelle le système d’adjuvant fait partie du [traduction] « mécanisme d’action » du vaccin […]; Santé Canada a reconnu que, aux fins d’une notification de modification postérieure à l’avis de conformité, l’adjuvant de GSK pour son vaccin CervarixMC [traduction] « n’est pas vraiment un excipient », parce qu’il avait une activité biologique […] Le document d’orientation applicable distingue également les « adjuvants » – un constituant qui potentialise les réponses immunitaires à un antigène et/ou les modules en vue d’obtenir les réponses immunitaires souhaitées – des « excipients », qui sont tout autre constituant que la substance médicamenteuse dans la forme posologique »[11].
1.4. À retenir
La présente demande de contrôle a été accueillie et l’affaire a été renvoyée à un autre décideur au sein de Santé Canada pour qu’il statue à nouveau sur le fond. Cette décision a été portée en appel par le ministre de la Santé le 8 juin 2020. L’appel n’a pas encore été entendu et la décision finale est donc toujours en attente.
Cette décision rappelle la complexité de l’interprétation des lois et règlements nationaux, canadiens en l’espèce, lorsqu’ils découlent d’un accord international. Il en ressort que l’interprétation législative devrait, dans le contexte présent, tenir compte de l’AECG et plus particulièrement de Loi de mise en œuvre de l’AECG qui reflète les dispositions de cet accord. En l’espèce, il s’avère qu’il n’existe aucune raison pratique apparente d’exclure les vaccins adjuvés du régime des CPS.
Présentement, aucune disposition dans la Loi ou dans le RCPS n’exclut expressément les revendications de brevet couvrant une formulation pharmaceutique lorsque vient le temps de décider si les exigences relatives à l’octroi d’un CPS sont rencontrées. Il suffit que le brevet contienne une revendication concernant l’ingrédient médicinal inclus dans un médicament dont la mise en marché a été autorisée en vertu d’un avis de conformité. Ce n’est que dans le REIR, qui n’a pas force de loi en soi, où l’on voit apparaître l’exclusion de la formulation, avec pour objectif d’exclure du régime des CPS les « brevets qui contiennent des variations mineures de composés connus ou des composés dont le brevet a expiré ou leurs utilisations »[12], ce qui ne s’applique pas lorsqu’on considère le SHINGRIX®.
2. ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), 2020 CF 756
À l’occasion de ce jugement, la Cour fédérale s’est prononcée sur d’autres aspects entourant l’application du régime des CPS à la lumière des obligations internationales du Canada en vertu de traités. Ce jugement a vu le jour seulement trois mois après la parution de la décision Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé)[13] commentée précédemment.
2.1. Les faits
Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Santé refusant de délivrer un CPS pour un médicament développé par la demanderesse, ViiV Soins de santé ULC.
La demanderesse a obtenu un avis de conformité suite au dépôt d’une présentation de drogue nouvelle auprès de Santé Canada pour son médicament JULUCA®. Le JULUCA® représente une polythérapie à dose fixe en une seule pilule, réunissant les ingrédients médicinaux dolutégravir et rilpivirine, pour le traitement du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) chez les adultes dont la charge virale est stable ou supprimée. Le médicament a par la suite été inscrit au registre des drogues innovantes, sous le brevet canadien no 2,606,282 appartenant à ViiV Soins de santé ULC et à Shionogi & Co., Ltd. Le document volumineux détaillant les revendications du brevet no 2,606,282 met de l’avant 437 revendications au total, dont plusieurs visent le dolutégravir. Cependant, et d’où la source de la présente demande, aucune revendication du brevet ne fait mention de la rilpivirine ou ne l’incorpore.
Ainsi, le ministre de la Santé a refusé l’octroi d’un CPS à ViiV Soins de santé ULC pour le JULUCA® en se fondant sur les exigences requises par le Règlement sur les certificats de protection supplémentaire[14] (ci-après le « RCPS »), lequel prévoit que le « le brevet [doit être] lié à un ingrédient médicinal ou à une combinaison d’ingrédients médicinaux »[15] pour satisfaire les conditions d’admissibilité prévues par la Loi sur les brevets[16](ci-après la « Loi »). En d’autres mots, d’après le ministre, le brevet ne peut être considéré comme relatif à une « combinaison d’ingrédients médicinaux » étant donné l’absence, dans ce dernier, de revendications couvrant la rilpivirine :
« « lorsque le médicament approuvé contient une combinaison d’ingrédients médicinaux, [un] brevet [admissible] doit inclure une revendication pour la combinaison de tous les ingrédients médicinaux, une revendication pour la combinaison de tous les ingrédients médicinaux, telle qu’elle est obtenue par un procédé spécifique, ou une revendication pour l’utilisation de la combinaison de tous les ingrédients médicinaux », afin de satisfaire aux exigences du paragraphe 3(2) du RCPS. Le ministre a également souligné que, contrairement au régime du RMB(AC) [Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[17]], le régime des CPS ne s’applique qu’aux médicaments contenant un nouvel ingrédient médicinal ou une nouvelle combinaison d’ingrédients médicinaux. »[18]
2.2. La question en litige
La Cour doit déterminer si la décision du ministre de refuser l’octroi d’un CPS pour le JULUCA® était raisonnable. Pour ce faire, elle doit examiner si l’interprétation de l’alinéa 106(1)c) de la Loi et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS, réalisée par le ministre en se basant sur le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) du RCPS et sur la ligne directrice connexe, selon laquelle un brevet admissible doit contenir une revendication de tous les ingrédients médicinaux d’un médicament combiné pour que soit justifiée la délivrance d’un CPS, est conforme à l’AECG tel que le requiert l’article 3 de la Loi de mise en œuvre de l’AECG [19].
2.3. L’analyse et la conclusion de la Cour
2.3.1. La norme de contrôle applicable
Aux fins du présent article, il n’apparaît pas nécessaire de s’attarder longuement à la norme de contrôle applicable, mais d’en faire un bref rappel. En l’espèce, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, compte tenu de l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans Vavilov et du fait qu’il s’agit d’une question d’interprétation des lois. Les principes de base dont la Cour doit prendre en considération peuvent se résumer ainsi : « En somme, la décision doit posséder les caractéristiques du caractère raisonnable (justification, transparence et intelligibilité), et elle doit être justifiée par rapport aux contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances »[20].
La Cour fédérale rappelle aussi certains fondements juridiques réitérés par la Cour suprême dans Vavilov eu égard aux obligations internationales du Canada. À cet égard, le droit canadien est présumé respecter ces obligations et doit être interprété de façon à honorer les principes du droit international coutumier et conventionnel. La question en litige dans le cadre de cette demande en contrôle judiciaire doit être abordée à la lumière de ces principes.
2.3.2. Les observations des parties sur l’AECG
La Cour est d’avis que le ministre de la Santé n’a fait que de brèves allusions à l’AECG, en mentionnant les objectifs du REIR du RCPS. Cependant, si ce n’est quelques mentions, l’AECG n’a pas été convenablement pris en considération. De plus, le ministre n’a pas tenu compte des observations de la demanderesse concernant le fait que l’AECG appuyait son interprétation de l’alinéa 106(1)c) de la Loi et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS. Le ministre reconnaît que le médicament de la demanderesse était le premier contenant la combinaison de dolutégravir et de rilpivirine ayant été approuvée et ayant reçu un avis de conformité de Santé Canada. Cependant, il est d’avis qu’un CPS ne peut être accordé lorsque le brevet sur lequel la demande de CPS se base ne couvre qu’un seul ingrédient médicinal de la combinaison, d’autant plus si cet ingrédient médicinal a déjà été utilisé dans d’autres combinaisons médicamenteuses, même si ces dernières ne sont pas visées par un CPS. Pour appuyer ses arguments, le ministre se base sur l’interprétation de « la protection sui generis envisagée pour les médicaments contenant de nouveaux ingrédients médicinaux ou de nouvelles combinaisons d’ingrédients médicinaux »[21].
De son côté, ViiV avance que l’interprétation du ministre désavantage le développement et l’innovation en matière de polythérapie à dose fixe. En effet, le refus d’une protection supplémentaire par un CPS incite les fabricants de médicaments à commercialiser des traitements par produits distincts et porte préjudice aux polythérapies telles que le JULUCA®. De plus, « [c]ela irait à l’encontre des objectifs du chapitre 20 de l’AECG (Propriété intellectuelle), à savoir : a) faciliter la production et la commercialisation de produits novateurs et créatifs et la prestation de services entre les Parties; b) assurer un niveau approprié et efficace de protection et de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle : article 20.1 de l’AECG »[22].
2.3.3. L’interprétation déraisonnable du ministre de la Santé
Bien que ni le REIR du RCPS, ni la ligne directrice connexe, n’aient force de loi en soi, et ainsi ne peuvent remplacer les termes utilisés dans la Loi, ils sont néanmoins des outils considérables pour déterminer l’intention législative derrière la disposition contestée. Ainsi, la référence du ministre à ces éléments n’est pas déraisonnable en soi, mais le fait de s’appuyer uniquement sur ceux-ci, sans tenir compte des observations de ViiV sur l’AECG ou sans s’appuyer de son propre chef sur l’AECG, rend sa décision déraisonnable.
La Cour souligne que le REIR du RCPS, sous la rubrique « b) Autorisations de mise en marché », mentionne :
« La Loi prévoit également que pour qu’un ingrédient médicinal ou une combinaison d’ingrédients médicinaux soit admissible à un CPS, il faut que l’ingrédient médicinal ou la combinaison de tous les ingrédients médicinaux soit contenu dans une drogue visée par une autorisation de mise en marché au Canada »[23].
Cela est inexact, car l’article 106(1) de la Loi ne parle que d’« un ingrédient médicinal ou […] une combinaison d’ingrédients médicinaux ». C’est en fait l’article 3(2) RCPS qui mentionne « l’ingrédient médicinal ou […] la combinaison de tous les ingrédients médicinaux ».
La Cour ajoute que selon les objectifs établis au chapitre 20 de l’AECG, on note à l’article 20.1 que l’AECG ne mentionne pas les « nouveaux » produits, mais plutôt les produits « novateurs et créatifs ». Il est reconnu qu’un médicament ne peut être enregistré dans le registre des drogues innovantes s’il s’agit d’une variante mineure d’un produit préexistant, Cependant, on ne peut considérer que le JULUCA® est une variante mineure d’un produit préexistant étant donné la délivrance de l’avis de conformité.
Enfin, d’après la Cour, la prétention du ministre selon laquelle le REIR du RCPS et la ligne directrice démontrent que le Canada avait l’intention de suivre une approche limitée lors de la mise en œuvre du régime des CPS telle que présentée par l’article 20.2 de l’AECG[24] est erronée. La Cour reconnaît que même si les signataires sont libres de mettre en œuvre un régime promulgué par un traité international d’une façon qui concorde avec leur droit national, cela ne les dispense pas de fournir une explication lorsqu’une interprétation plus limitée était voulue. Ainsi, lorsque ni le REIR du RCPS, ni la ligne directrice connexe, ne tiennent compte du texte même de l’AECG, ni de la Loi de mise en œuvre de l’AECG[25], l’interprétation de la disposition contestée doit se faire à la lumière du texte de la loi et non pas en se basant principalement sur les documents d’accompagnement :
« Étant donné que la législation nationale est présumée être conforme à un traité applicable, l’accent doit être mis sur ce que le législateur a réellement fait dans la législation; cette présomption exige du décideur administratif qu’il prenne en compte tout élément applicable du droit international dans le contexte entourant l’adoption de la législation lorsqu’il l’interprète : […]L’article 3 de la [Loi de mise en œuvre de l’AECG ] renforce ce principe dans l’affaire dont je suis saisie : […]. Le fait que le ministre ne se soit même pas demandé si l’alinéa 3(2)a) du RCPS pouvait être interprété en harmonie avec l’AECG, plutôt que de le limiter expressément, a été fatal pour son évaluation. »[26] (références omises).
2.4. À retenir
La présente demande de contrôle judiciaire a été accueillie, et l’affaire a été renvoyée au ministre pour nouvelle décision, ce dernier ayant fait défaut d’analyser la portée de la protection prévue à l’article 20.27 de l’AECG lorsqu’il a formulé son interprétation de l’alinéa 106(1)c) de la Loi et de l’alinéa 3(2)a) du RCPS.
Cette décision va dans le sens de la décision GlaxoSmithKlineBiologicals S.A. c. Canada (Santé), présentée précédemment, et renforce la position de la Cour Fédérale selon laquelle l’interprétation des articles de loi régissant les CPS au Canada, devrait être réalisée en tenant compte des dispositions de l’AECG puisque le régime des CPS a été instauré au Canada pour respecter cet accord.
Le ministre a rendu tout récemment une nouvelle décision relativement à l’émission du CPS pour le JULUCA® qui a été suivie d’une demande de contrôle judiciaire de celle-ci déposée par ViiV en date du 12 février 2021. Quoi qu’il en soit, la patience sera de mise avant d’atteindre le dénouement de cette saga.
3. Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada (Santé), 2020 CF 788
Outre la protection couramment employée et offerte par les brevets, diverses autres avenues législatives et réglementaires sont à la disposition des innovateurs dans le domaine pharmaceutique pour protéger leur travail et favoriser le développement de nouvelles drogues. Parmi celles-ci se trouve le régime de la « protection des données » édicté par l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues[27] (ci-après « RAD »).
Les fabricants de drogues génériques souhaitant mettre sur le marché une version générique d’une drogue innovante doivent obtenir un « avis de conformité » (« AC ») pour cette drogue sur la base d’une comparaison directe ou indirecte entre celle-ci et la drogue innovante.[28] Cependant, un fabricant de drogue générique ne peut déposer de présentation de drogue nouvelle, de présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) ou de supplément à l’une de ces présentations pendant les six premières années suivant la délivrance d’un AC à l’innovateur pour sa drogue innovante.[29] Cette période de six ans est nommée période d’« interdiction de dépôt ». De plus, il existe une période de « protection des données » (aussi nommée « exclusivité de marché ») de huit ans qui débute au même point de départ. Au cours de cette période, le ministre ne peut approuver ni présentation ni supplément susmentionnés et ne peut délivrer d’AC pour la drogue générique.[30]
L’objet de ces dispositions découlant de la mise en œuvre de deux accords commerciaux internationaux, est établi à l’article C.08.004.1(2) RAD, qui se lisait dans sa version en vigueur au moment où la présente décision a été rendue : « [l]’objet du présent article est de mettre en œuvre […] l’Accord de libre-échange nord-américain [« ALENA »] […], et […] l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’annexe 1C de l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce [« l’Accord sur les ADPIC »] […] ».[31] L’Accord économique et commercial global (« AECG ») entre le Canada et l’Union européenne a aussi un impact sur le régime canadien de protection des données.
Les obligations mises de l’avant par ces accords commerciaux sont axées sur la protection de données précises produites en vue d’obtenir l’approbation d’une drogue qui contient un élément chimique nouveau, contre toute divulgation ou toute exploitation déloyale dans le commerce pharmaceutique. Ces obligations se traduisent par l’exclusivité de marché prévue à l’article C.08.004.1(3) RAD. Cependant, elles n’équivalent pas à protéger l’élément chimique nouveau en soi.
3.1. Les faits
Il s’agit d’un pourvoi en contrôle judiciaire présenté par Natco Pharma (Canada) Inc. contre une décision de Santé Canada refusant d’accepter sa PADN pour une drogue générique contenant deux ingrédients médicinaux (l’hémifumarate de ténofovir alafénamide (l’HTA) et l’emtricitabine), agents antirétroviraux utilisés dans le traitement du VIH/sida.
Ces ingrédients médicinaux se retrouvent tous les deux déjà présents dans deux drogues commercialisées par Gilead Sciences Canada Inc., à savoir le DESCOVY et le GENVOYA. Le GENVOYA a été la première drogue contenant de l’HTA à être approuvée au Canada, ce qui en fait une « drogue innovante » au sens du RAD. La demande d’approbation subséquente de DESCOVY s’est appuyée sur des études comparatives sur la biodisponibilité de DESCOVY et de GENVOYA. Gilead Sciences Canada Inc. a donc invoqué les données de GENVOYA pour obtenir l’approbation de DESCOVY, ce qui fait que DESCOVY ne peut être considéré comme une « drogue innovante ». Ces faits ne sont pas contestés par les parties.
La demanderesse qui a produit sa PADN en comparant sa drogue directement à DESCOVY et non à GENVOYA, affirme ainsi qu’elle ne compare pas sa drogue à une drogue innovante au sens de l’alinéa C.08.004.1(3)a) du RAD et que les dispositions relatives à la protection des données sont donc inapplicables à cet égard. Au contraire, Santé Canada est d’avis que la période de protection des données s’applique, car la PADN de la demanderesse fait la comparaison avec DESCOVY, qui, puisqu’il contient de l’HTA comme ingrédient médicinal, bénéficie de la période de protection des données de GENVOYA relativement à l’HTA.
3.2. La question en litige
La Cour fédérale est appelée à déterminer si la conclusion de Santé Canada de ne pas accepter la PADN de Natco Pharma (Canada) Inc. pour sa drogue générique avant l’expiration de la période de protection des données pour GENVOYA, est raisonnable.
3.3. L’analyse et la conclusion de la Cour
3.3.1. L’objet du Règlement sur les aliments et drogues et des obligations découlant de l’ALENA et de l’Accord sur les ADPIC
Au cours de la présente instance, la Cour fédérale a jugé que l’approche employée par Santé Canada qui consiste à examiner les obligations découlant de l’ALENA et de l’Accord sur les ADPIC, et l’objet subséquent du RAD, pour interpréter l’article C.08.004.1 RAD, est raisonnable. Selon cette interprétation, l’obligation qui découle de ces accords commerciaux est de protéger les données sous-jacentes produites afin d’obtenir l’approbation d’une drogue contenant un élément chimique nouveau.
La Cour rappelle que le concept d’« élément chimique nouveau » mentionné dans les accords commerciaux se retrouve dans l’expression « ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue » de la définition de « drogue innovante » à l’article C.08.004.1(1) RAD. Concernant le terme « données », la Cour note qu’il ne se retrouve pas à l’article C.08.004.1(1) RAD. Cependant, elle admet que la communication de données est reconnue comme étant implicite lors de l’approbation d’une drogue nouvelle, et l’utilisation de ces données est implicite dans la comparaison entre la drogue d’un fabricant de médicaments génériques et cette drogue nouvelle.
L’obligation visée par les accords commerciaux de protéger les données contre la divulgation ou l’exploitation déloyale s’est traduite dans le RAD par l’offre d’une exclusivité de marché vis-à-vis d’une drogue innovante. Ainsi, la drogue innovante approuvée peut être considérée comme le « véhicule » par lequel le RAD protège les données produites pour appuyer la demande d’approbation du produit pharmaceutique contenant l’élément chimique nouveau.
Dans la présente affaire, l’élément chimique nouveau, l’HTA en l’occurrence, est présent dans le DESCOVY. Ainsi, même si DESCOVY ne bénéficie pas directement de la période de protection des données prévue par le RAD, la comparaison effectuée par la demanderesse avec DESCOVY déclenche tout de même les dispositions relatives à la protection des données à l’appui du GENVOYA, car ce sont ces données que l’on désire protéger. En fin de compte, le critère prévu par le RAD n’est donc pas de savoir si le médicament générique s’appuie sur les données de l’innovateur, mais de déterminer s’il y a eu comparaison, directe ou indirecte, entre la drogue générique proposée et la drogue innovante.
Même si l’interprétation du RAD réalisée par Santé Canada sur la base des accords commerciaux internationaux est généralement raisonnable, la Cour note toutefois que Santé Canada a erré lorsqu’elle a conclu que toutes les drogues contenant de l’HTA, comme DESCOVY, doivent bénéficier de la même période de protection des données. En effet, Santé Canada omet dans cette interprétation l’analyse préalable de savoir si les circonstances en cause incluent une comparaison directe ou indirecte avec la drogue innovante. L’interprétation et l’application du RAD ne peuvent se résumer à la simple exécution de son objet et doivent passer au préalable par l’interprétation et l’application de la terminologie employée dans le règlement. Ainsi, la conclusion de Santé Canada selon laquelle les obligations découlant des accords commerciaux visant la protection des « données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées concernant un produit pharmaceutique qui utilise un élément chimique nouveau s’étendent nécessairement à ces produits supplémentaires qui contiennent également l’élément chimique nouveau pendant la période de protection des données pour la drogue innovante originale »[32] est erronée.
Comme indiqué précédemment, l’axe central de l’analyse demeure donc la « comparaison directe ou indirecte » avec la drogue innovante. La simple présence de l’élément chimique nouveau dans la drogue générique ne suffit pas à déclencher les dispositions relatives à la protection des données. En effet, lorsque le fabricant de médicaments génériques demande, par exemple, une approbation pour une nouvelle drogue correspondant à une drogue innovante se qualifiant pour la protection des données, tout en se fiant à des données d’innocuité et d’efficacité obtenues par des essais cliniques indépendants, l’interdiction de dépôt selon les dispositions du RAD ne peut alors pas s’appliquer.
En résumé, la Cour fédérale a jugé la décision de Santé Canada raisonnable, sur la base de ses justifications subséquentes mettant l’accent sur la protection des données à l’instar de la protection de l’élément chimique nouveau, le tout à la lumière des obligations découlant des accords commerciaux ainsi que du RAD.
3.3.2. L’approbation de DESCOVY fondée sur les données de GENVOYA et la comparaison indirecte avec le GENVOYA
La Cour est d’accord pour dire que l’analyse de Santé Canada ayant mené à la conclusion que la PADN de la demanderesse est fondée sur une comparaison indirecte avec le GENVOYA est ambiguë. Santé Canada appuie ses conclusions sur le fait que les données utilisées pour l’approbation de DESCOVY étaient fondées sur des études comparatives sur la biodisponibilité de DESCOVY et de GENVOYA, et puisque la demanderesse compare sa drogue à DESCOVY, elle la compare implicitement et indirectement au GENVOYA. Malgré cette ambiguïté, la Cour confirme la conclusion de Santé Canada.
La Cour rappelle que la norme de la décision raisonnable « exige que la cour de révision examine les motifs avec une attention respectueuse et « cherch[e] à comprendre le fil du raisonnement suivi » [références omises] »[33]. Elle affirme qu’on ne peut écarter la décision de Santé Canda tout simplement, parce qu’elle n’emploie pas la terminologie couramment employée par un avocat ou une cour de justice. De plus, les parties n’ont pas soulevé la question de l’analyse spécifique de l’expression « comparaison directe ou indirecte » dans leurs observations présentées à Santé Canada. Natco Pharma (Canada) Inc. a mis l’emphase sur le fait que DESCOVY n’était pas une drogue innovante, tandis que Gilead Sciences Canada Inc. a mis l’accent sur la reconnaissance de GENVOYA en tant que drogue innovante et les enjeux entourant un ingrédient médicinal nouveau. On ne peut reprocher à Santé Canada d’avoir omis l’analyse de l’expression « comparaison directe ou indirecte » en détail, dans les circonstances. La conclusion finale de Santé Canada relativement au PADN de la demanderesse n’aurait pu se faire sans reconnaître que le PADN faisait directement ou indirectement la comparaison entre la drogue de la demanderesse et une drogue innovante, malgré l’absence de mention expresse par Santé Canada que cette analyse est au cœur de son raisonnement :
« [79] Par conséquent, je juge que Santé Canada a conclu, au regard des faits de l’affaire dont il disposait, que la présentation de drogue nouvelle pour DESCOVY faisait une comparaison avec la présentation de drogue nouvelle pour GENVOYA, et que la présentation de Natco qui faisait la comparaison entre sa drogue et DESCOVY comprenait donc une « comparaison directe ou indirecte » avec GENVOYA, une drogue innovante. Cette conclusion était raisonnable, compte tenu du dossier, de l’historique et du contexte de l’instance, ainsi que des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui avaient une incidence sur la décision : Vavilov aux para 91‑101. Bien que le raisonnement de Santé Canada ne fasse pas référence à « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire », ce n’est pas la norme selon laquelle la Cour doit apprécier la décision, et cela ne constitue pas non plus un motif suffisant pour annuler la décision : Vavilov au para 91. »[34].
3.3.3. Comparaison terminologique avec le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[35], [RMB(AC)]
La Cour fédérale se penche finalement sur l’argument de la demanderesse selon lequel il était déraisonnable pour Santé Canada de conclure que la comparaison de sa drogue à DESCOVY constituait une comparaison indirecte avec le GENVOYA. Selon la demanderesse, l’expression « comparaison directe ou indirecte » avec une drogue innovante, telle qu’elle est employée dans le RAD, ne permet pas de comparer une drogue nouvelle à une drogue constituant un élargissement de la gamme de produits, même si cette dernière a été approuvée sur la base d’une comparaison avec la drogue innovante. Notons que les arguments à cet égard n’ont pas été soulevés devant Santé Canada, mais étant donné que les défendeurs y ont répondu devant la Cour fédérale, et que les questions soulevées pourraient potentiellement avoir des répercussions sur d’autres acteurs que les parties à l’instance, la Cour procède à l’analyse requise.
Tout d’abord, la demanderesse soulève que l’expression « comparaison directe ou indirecte » se retrouve aussi à l’article 5(1) du RMB(AC) et que le libellé similaire entre les deux règlements, RAD et RMB(AC) doit être interprété de la même manière. L’expression controversée se retrouve à l’article 5(1) du RMB(AC) sous la forme « […] directement ou indirectement, compare [la drogue] à une autre drogue commercialisée sur le marché canadien […] et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été présentée – ou y fait renvoi […] ». Cet article du RMB(AC), soutenu par les dispositions connexes pertinentes, a pour effet d’imposer l’obligation au fabricant d’une drogue générique de tenir compte des brevets inscrits au registre des brevets eu égard à la drogue dont il désire produire une version générique.
La demanderesse affirme donc que puisque l’expression « directement ou indirectement, compare » dans le RMB(AC) ne vise que la comparaison avec la drogue dont la version générique fait l’objet d’une demande d’AC, l’expression « comparaison directe ou indirecte » employée dans les dispositions relatives à la protection des données devrait également couvrir uniquement cette même drogue. Ainsi, la demanderesse est d’avis que la comparaison directe ou indirecte présente au RAD devrait recevoir le même champ d’application étroit, à savoir que la comparaison ne devrait se faire qu’avec le DESCOVY.
La Cour fédérale est cependant d’avis que, malgré la présomption d’uniformité des expressions, qui peut s’appliquer à toutes les lois connexes, il est primordial de tenir compte du contexte législatif ou réglementaire qui est susceptible de modeler l’interprétation de mots identiques. Même si le RAD et le RMB(AC) ont été adoptés dans des contextes similaires, à savoir l’approbation de produits génériques, ils sont dotés d’objets différents, de libellés différents et de contextes réglementaires et jurisprudentiels différents :
« [93] Les dispositions relatives à la protection des données sont promulguées sous le régime de la Loi sur les aliments et drogues, afin de mettre en œuvre les obligations du Canada découlant des traités, pour protéger les données liées à l’approbation de certains produits pharmaceutiques, de façon à encourager le développement de nouvelles drogues : […]. Cependant, le RMB(AC) est pris sous l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, en vue d’établir un équilibre entre l’exception relative aux travaux préalables et la prévention de la contrefaçon de brevet : […]. Cet objet différent oriente l’interprétation du libellé des dispositions des deux règlements. »[36] [références omises]
De plus, en considérant les objets des règlements analysés, ainsi que les REIR (2006‑241) et REIR (2006‑242) portant sur le RAD et le RMB(AC), respectivement, la Cour fédérale conclut que même si les libellés entourant la « comparaison directe ou indirecte » semblent similaires, un sens différent doit néanmoins leur être attribué. En outre, la Cour affirme que si l’expression « comparaison directe ou indirecte » du RAD se limitait à la comparaison avec la drogue de référence (e.g., DESCOVY), comme la demanderesse le laisse entendre, le fabricant de produits génériques serait en mesure de tirer parti des données produites pour obtenir l’approbation de la drogue innovante (e.g., GENVOYA). Cette lacune serait contraire à l’objet des accords commerciaux internationaux.
3.4. À retenir
Selon la Cour, la comparaison avec une drogue innovante, qu’elle soit directe ou indirecte, déclenche l’application des dispositions relatives à la protection des données telles qu’énoncées dans le RAD. Cette protection des données s’applique même si le produit du fabricant générique est comparé avec un produit pharmaceutique de référence ne se définissant pas comme une « drogue innovante », lorsque ce produit pharmaceutique de référence a lui-même été comparé à la drogue innovante aux fins d’approbation. En l’espèce, la Cour conclut qu’ « [é]tant donné que Santé Canada a conclu que Natco comparait son produit à DESCOVY, et que l’approbation de DESCOVY était fondée sur une comparaison avec GENVOYA et les données mêmes présentées à l’appui de son statut de drogue innovante, le résultat voulant que le dépôt de la PADN de Natco ne puisse pas être autorisé était inévitable. »[37]
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, et aucun appel n’a été déposé.
4. Janssen Inc. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 904
Le Règlement sur les aliments et drogues (ci-après le « RAD ») définit une drogue innovante comme « toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe »[38].
Comme nous l’avons mentionné précédemment, les fabricants de drogues innovantes disposent d’une exclusivité de marché de huit ans grâce aux règles relatives à la protection des données. En vertu des dispositions du RAD, une protection supplémentaire est offerte aux brevetés : un fabricant subséquent, tel un fabricant de génériques, ne peut déposer de présentation de drogue nouvelle, de présentation abrégée de drogue nouvelle ou de supplément à l’une de ces présentations au cours des six premières années de la période d’exclusivité.
La détermination de la période d’exclusivité de même que l’étendue de la protection offerte ont été établies conformément aux traités internationaux dans le but de fournir une protection concurrentielle sur le plan international.
4.1. Les faits
Il s’agit d’un pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Santé qui a conclu que le médicament dénommé SPRAVATO, développé par la demanderesse Janssen Inc., ne peut bénéficier d’une protection des données et ne peut être ajouté au Registre des drogues innovantes.
Janssen Inc. considère que le SPRAVATO est un médicament novateur pour le traitement du trouble dépressif majeur. Ce trouble psychologique est associé à divers critères diagnostiques, tels qu’une humeur dépressive presque quotidienne, une diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour les activités, des fluctuations de poids de même que l’insomnie ou l’hypersomnie. L’ingrédient médicinal du médicament en question est le chlorhydrate d’eskétamine, un énantiomère du chlorhydrate de kétamine.
Même si Janssen Inc. reconnaît que le SPRAVATO contient un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé qui est présent dans un autre médicament, le KETALAR, elle est tout de même d’avis qu’il y a lieu de lui accorder une protection des données et que les obligations du Canada découlant des traités internationaux « obligent les signataires à protéger les données des fabricants de médicaments innovateurs qui sont requises pour établir l’innocuité et l’efficacité d’un médicament contenant un élément chimique nouveau dans les cas où la création de ces données a exigé des efforts considérables »[39].
Janssen Inc. soutient que « son produit est admissible à une protection des données parce qu’il offre un mécanisme d’action thérapeutique nouveau pour le traitement du trouble dépressif majeur, une nouvelle indication, une nouvelle voie d’administration, une nouvelle forme posologique, de même qu’une nouvelle concentration, comparativement aux drogues antérieurement approuvées dont l’ingrédient médicinal est le chlorhydrate de kétamine »[40].
Cependant, l’article C.08.004.1(1) RADexclut explicitement de la définition d’une drogue innovante les énantiomères en tant que variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Par ailleurs, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé)[41] (ci-après « Takeda ») a déterminé que l’interprétation du terme « drogue innovante » du RADsignifie que tous les énantiomères sont forcément des variantes, et qu’ils n’ont pas donc droit à une protection des données.
Pour décider si le SPRAVATO est admissible à la protection des données, le ministre s’est posé deux questions. Premièrement, l’ingrédient médicinal du médicament est-il un élément chimique nouveau? Deuxièmement, la production des données qui appuient l’approbation de l’ingrédient médicinal du médicament a-t-elle nécessité des efforts considérables? D’après les enseignements de la Cour fédérale[42], la détermination de ce qu’est un élément chimique nouveau en vertu de l’article C.08.004.1(1) RAD et de son admissibilité au régime de la protection des données repose à nouveau sur deux volets : l’ingrédient médicinal ne doit pas avoir déjà été approuvé dans toute drogue par le ministre et l’ingrédient médicinal ne doit pas être une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.
Le ministre a conclu que le SPRAVATO ne pouvait bénéficier du régime de la protection des données, car le chlorhydrate d’eskétamine, étant un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, n’était pas un élément chimique nouveau. Étant arrivé à cette conclusion, il n’était pas nécessaire d’évaluer si les données de Janssen Inc. étaient nouvelles et importantes, ou si elles ont requis le déploiement d’efforts considérables.
4.2. La question en litige
La Cour fédérale doit essentiellement déterminer si la décision du ministre de la Santé selon laquelle le SPRAVATO n’est pas une drogue innovante et n’est donc pas admissible à une protection des données, pour la seule raison que le chlorhydrate d’eskétamine est un énantiomère de la kétamine, est raisonnable.
4.3. L’analyse et la conclusion de la Cour
4.3.1. La règle du stare decisis et le réexamen des décisions de tribunaux supérieurs
Janssen Inc. est d’avis que l’arrêt Takeda, et par le fait même l’interprétation effectuée du terme « drogue innovante », ne lient ni la Cour ni le ministre. Elle se base sur l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général)[43] pour appuyer son argument selon lequel les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs lorsqu’une nouvelle question juridique se pose et lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne », deux situations qui sont présentes dans le cas qui nous occupe.
Janssen Inc. est aussi d’avis que puisque l’arrêt Takeda a été tranché antérieurement à l’arrêt Vavilov, la Cour doit mettre un accent particulier sur les principes établis dans ce dernier arrêt. Vavilov promeut que pour les décisions administratives, le nouveau cadre de contrôle promulgue une interprétation des dispositions législatives d’une manière conforme aux obligations internationales. La demanderesse estime donc que ce dernier principe soulève une nouvelle question juridique permettant à la Cour de s’écarter des précédents juridiques.
Cependant, la Cour fédérale rappelle que le fait de s’assurer qu’une loi est interprétée d’une manière conforme à des obligations internationales ne constitue rien de nouveau. Elle est aussi d’avis qu’on ne peut pas considérer que les juges majoritaires dans Takeda étaient ignorants des obligations internationales du Canada, au vu des références aux traités internationaux et l’incorporation de ces derniers à l’interprétation qu’ils ont effectuée pour le terme « élément chimique nouveau ».
4.3.2. La mise en œuvre de traités internationaux
En outre, Janssen Inc. soutient que la présente Cour dispose d’éléments de preuve additionnels dont ne bénéficiait pas la Cour d’appel fédérale dans Takeda. Elle prétend que l’interprétation donnée à la définition de « drogue innovante » du RAD « met le Canada en porte-à-faux avec d’autres pays et la rendrait invalide ».[44]
La Cour fédérale est d’un avis contraire. Elle soulève à nouveau qu’aucune interprétation de l’expression « éléments chimiques nouveaux » n’est effectuée dans les traités internationaux en jeu. De plus, chaque pays signataire a l’obligation de mettre en œuvre des dispositions législatives et réglementaires, selon le besoin, en se fondant sur sa propre interprétation des termes déficients de définitions formulées dans les traités à la lumière de ses obligations internationales. Par le fait même, des formes variées de ces dispositions vont inévitablement surgir entre les différents pays signataires. Si le Canada jugeait que la manière dont il interprète ses obligations découlant des traités ne concorde pas avec celle d’autres pays et que des modifications étaient de mise, cela relèverait des devoirs du gouverneur en conseil et non de l’appareil judiciaire du Canada.
4.3.3. Le déploiement d’efforts considérables pour la mise au point du SPRAVATO
Somme toute, étant donné que la Cour est d’avis que Janssen Inc. ne satisfait pas aux critères d’admissibilité du régime de la protection des données, au vu de son interprétation du RAD, il devient inutile de considérer l’argument de Janssen Inc. selon lequel des efforts considérables ont été déployés pour la mise au point de son médicament. L’examen de ce dernier argument apparaît futile lorsque la demanderesse ne rencontre déjà pas les critères initiaux d’admissibilité supportés par le texte même du RAD, de même que les obligations du Canada découlant des traités, la jurisprudence ainsi que le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation.
4.4. À retenir
La présente demande de contrôle judiciaire a été rejetée. Un appel de la décision a été déposé par Janssen Inc. à la Cour d’appel fédérale le 19 octobre 2020.
La Cour fédérale confirme l’interprétation antérieure de la Cour d’appel fédérale qu’un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé ne peut être considéré comme un élément chimique nouveau admissible à la protection des données ni constituer une drogue innovante au sens du RAD.
Même si le régime canadien de protection des données résulte de la mise en œuvre de divers traités internationaux, il en revient à chaque pays signataire d’adopter ses propres instruments juridiques pour assurer leur mise en œuvre et cela n’est pas exempt d’une certaine latitude législative. La présente décision rappelle qu’il ne relève pas du pouvoir des tribunaux de juger de la conformité de l’interprétation effectuée par le Canada de ces traités comparativement à d’autres pays.
5. Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 725
Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (ci-après « CEPMB ») a été établi à la fin des années 1980, alors que des changements importants étaient apportés à la Loi sur les brevets[45](ci-après la « Loi »). Alors que la Loi était modifiée pour permettre une protection par brevet aux produits pharmaceutiques pour une période de 20 ans suivant le dépôt d’une demande de brevet, le CEPMB était créé non pas pour fixer le prix des médicaments brevetés en soi, mais afin d’éviter que les brevetés ne mettent en marché leurs médicaments à des prix considérés excessifs et ainsi protéger les consommateurs.
En vertu de la Loi, le CEPMB peut enjoindre le breveté de baisser le prix de vente d’un médicament sur le marché selon certains facteurs obligatoires et complémentaires prévus par la Loi.[46] Les facteurs obligatoires dont le Conseil doit tenir compte peuvent se résumer au prix de vente du médicament sur le marché canadien et à l’étranger, au prix de vente de médicaments de la même catégorie thérapeutique sur ces marchés ainsi qu’aux variations de l’indice des prix à la consommation.[47] Présentement, la liste de pays de comparaison pour évaluer les prix à l’étranger inclut exclusivement la France, l’Allemagne, l’Italie, la Suède, la Suisse, le Royaume‑Uni et les États‑Unis.
La Loi confère au gouverneur en conseil le pouvoir d’adopter des règlements visant à définir les facteurs obligatoires et complémentaires dont le CEPMB doit tenir compte afin d’évaluer si un médicament breveté est vendu à un prix excessif.[48] Avant 2019, ce pouvoir n’a jamais été exercé.
5.1. Les faits
Après avoir suivi la procédure requise, le gouverneur en conseil a adopté le Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (facteurs additionnels et exigences supplémentaires relatives à la fourniture de renseignements)[49](ci-après le « Règlement ») le 7 août 2019.
Les modifications ont été apportées pour répondre à un besoin croissant de modernisation du CEPMB et de revoir le cadre règlementaire désuet relativement à l’évaluation des prix des médicaments brevetés. Ces modifications doivent permettre d’assurer des médicaments abordables et accessibles tout en promouvant la recherche et le développement pharmaceutiques au Canada et en se tenant au fait des progrès de cette industrie.
Les demanderesses, Médicaments novateurs Canada, constituent une association nationale de sociétés de recherche pharmaceutique et de sociétés pharmaceutiques innovatrices du Canada. L’intervenante, la Canadian Organization for Rare Disorders, est un organisme de bienfaisance canadien regroupant des associations de patients et ayant pour mission de défendre un système de soins de santé et une politique de santé pour les personnes atteintes de maladies rares. Par la présente, les demanderesses contestent la validité de trois aspects des modifications envisagées par le Règlement, à savoir i) l’introduction de trois nouveaux facteurs économiques obligatoires devant être examinés par le Conseil et une nouvelle exigence quant aux déclarations devant être fournies par les brevetés, ii) le remplacement de la liste des pays utilisée aux fins de la comparaison des prix de référence des médicaments brevetés et iii) finalement une modification de la méthode de calcul du prix de médicaments par les brevetés exigeant que ces derniers prennent en considération les remises et les rabais accordés à des tiers lors du rapport des prix des médicaments au CEPMB.
5.2. La question en litige
Par la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale doit déterminer si le gouverneur en conseil a outrepassé le pouvoir qui lui est conféré par la Loi en adoptant le Règlement contenant les modifications contestées.
5.3. L’analyse et la conclusion de la Cour
5.3.1. Principes applicables lors de la contestation de la validité d’un règlement
En matière de contestation de la validité d’un règlement, la Cour fédérale exprime que les principes de l’arrêt Vavilov doivent être appliqués de concert avec d’autres précédents de la Cour suprême. Ainsi, le succès de la contestation repose sur la preuve que le règlement est incompatible avec l’intention et l’objectif de sa loi habilitante ou avec le cadre du mandat prévu par la loi. La Cour note également que l’examen du bien-fondé du règlement et les motifs ayant mené à son adoption impliquant des considérations sous-jacentes d’ordre politique, économique, ou social, ne sont pas pertinentes en soi lors de l’examen de sa validité, à l’exception de la démonstration que ce dernier est « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de la loi.[50]
Les deux objets primordiaux de la Loi sont de « favoriser la recherche et le développement et [d’]encourager l’activité économique en général »[51]. Ceci doit être accompli en gardant à l’esprit que le monopole accordé par les brevets n’est pas illimité et ne doit pas se refléter par des prix excessifs de médicaments brevetés au détriment des consommateurs. Parallèlement, en tenant compte du REIR accompagnant le Règlement, la Cour est d’avis que les objectifs du Règlement et des modifications proposées « visent à moderniser le [CEPMB] grâce à de nouveaux outils de réglementation et à un nouveau pouvoir d’établir des rapports sur des renseignements, ainsi qu’à réduire les prix des médicaments brevetés afin de protéger les consommateurs canadiens contre les abus liés aux prix excessifs »[52]. Ces objectifs doivent, en conséquence, être examinés dans leur ensemble afin de déterminer leur validité dans l’esprit de la Loi.
5.3.2. Réflexion sur les obligations du Canada en vertu de traités internationaux
Un argument fort intéressant de la part des demanderesses est que la Loi devrait être interprétée comme étant conforme aux obligations internationales du Canada, et de ce fait, que le pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil est circonscrit par l’interdiction de la discrimination quant au domaine technologique prévue dans l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce et l’Accord de libre‑échange nord‑américain. Cependant, la Cour est d’avis que les droits conférés aux brevetés par les traités internationaux se résument aux droits exclusifs de fabriquer, d’utiliser, d’offrir à la vente, de vendre ou d’importer l’invention brevetée. Selon la Cour, ni la Loi, ni ces traités ne garantissent aux brevetés le droit d’imposer un prix de leur choix pour leur invention. Ainsi, même si Cour reconnaît la capacité d’imposer un prix de « monopole » plus élevé pour un médicament breveté, elle estime que cette capacité n’est pas un droit illimité.
5.3.3. Les trois nouveaux facteurs économiques obligatoires
Le Règlement prévoit l’ajout de trois nouveaux facteurs obligatoires dont le CEPMB doit tenir compte lorsqu’il évalue si le prix d’un médicament est excessif en application de l’article 85(1)e) de la Loi, à savoir : i) la valeur pharmacoéconomique du médicament au Canada, ii) la taille du marché de ce médicament au Canada, et iii) le produit intérieur brut (PIB) du Canada et le PIB par habitant au Canada.[53]
La valeur pharmacoéconomique d’un médicament réfère à la valeur relative d’un médicament par rapport à d’autres alternatives de traitement. L’unité couramment utilisée pour la quantifier inclut les années de vie pondérée par la qualité (« QALY »). Outre son utilisation par les spécialistes en santé publique afin de prendre des décisions en matière de politiques de santé, cette mesure est aussi employée par les assureurs pour déterminer les médicaments couverts par diverses polices d’assurance. La Cour a reconnu, comme le prétendait le défendeur, que ce nouveau facteur est compatible avec les objets de la Loi. Il ne faut pas considérer la valeur pharmacoéconomique d’un médicament d’une manière isolée des autres facteurs obligatoires. La pertinence de ce facteur est ancrée dans son essence même, qui consiste en un exercice objectif utilisant une mesure normalisée des effets bénéfiques. Ce facteur devient d’autant plus important pour les médicaments à coût élevé avec peu ou pas de solutions de rechange thérapeutiques et servira ultimement à pallier le manque de renseignements sur les prix de référence pour de tels médicaments, le tout à la lumière de l’ensemble des facteurs pertinents que devra considérer le CEPMB.
Concernant le facteur de la taille du marché, la Cour précise qu’il a été ajouté pour s’assurer que le CEPMB tienne compte des répercussions de payer les médicaments pour toutes les personnes qui en ont besoin, ainsi que pour permettre au CEPMB d’évaluer de nouveau les prix des médicaments brevetés au fil du temps, à mesure que la taille de leur marché change. À propos du PIB et du PIB par habitant, la Cour rappelle que ces facteurs ont été ajoutés à titre de facteurs obligatoires pour servir d’indicateur approximatif de ce que l’ensemble de la population canadienne et les consommateurs individuels, respectivement, peuvent se permettre de payer pour les nouveaux médicaments brevetés qui entrent sur le marché. Dans son analyse, la Cour évalue ces deux facteurs en même temps et conclut que leur ajout comme facteurs obligatoires est légitime puisqu’il permet de prévenir la vente de médicaments à des prix excessifs en accord avec le pouvoir législatif fédéral en matière de brevets d’invention et de découverte.[54] La Cour ajoute que le mandat conféré au CEPMB qui consiste à protéger les consommateurs contre les prix excessifs de médicaments brevetés est directement lié au fondement de rendre abordables ces médicaments. La capacité du Canadien moyen à payer pour ces médicaments constitue alors un nouveau facteur obligatoire valide afin que le CEPMB puisse remplir son mandat efficacement.
À la suite de l’analyse des divers principes d’interprétation législative en lien avec les pouvoirs respectifs conférés au CEPMB et au gouverneur en conseil en vertu de la Loi, la Cour conclut que les nouveaux facteurs obligatoires prévus par le Règlement relèvent du pouvoir règlementaire du gouverneur en conseil conféré par la Loi et sa décision de promulguer le Règlement est donc raisonnable.
5.3.4. La nouvelle liste de pays étrangers servant à comparer les prix
Le gouverneur en conseil a choisi de modifier la liste de pays étrangers destinés à évaluer le prix des médicaments brevetés. Selon le défendeur, cette liste, qui contient les sept mêmes pays depuis 1988, requiert une modernisation par une sélection d’un nouvel ensemble de pays mieux harmonisé. Cette sélection a été effectuée en tenant compte du fait que ces pays doivent aussi avoir recours à des mesures stratégiques qui limitent l’établissement libre des prix marchands, qu’ils doivent être dotés de situations économiques comparables à celle du Canada, et qu’ils possèdent des caractéristiques de marchés semblables à celles du Canada, comme la population, la consommation et l’accès aux médicaments. La nouvelle liste proposée inclurait toujours l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suède, mais la Suisse et les États-Unis disparaitraient et l’Australie, la Belgique, l’Espagne, le Japon, la Norvège et les Pays-Bas seraient ajoutés.
Dans son analyse, la Cour réitère ce qui ressort comme un des grands principes directeurs de cette décision : « les titulaires de brevets de médicaments n’ont aucun pouvoir discrétionnaire illimité à l’égard de la prise de décisions en matière de prix au Canada. Les prix des médicaments brevetés sont réglementés dans le contexte du régime des médicaments brevetés. »[55]. La Cour est aussi d’avis que la liste actualisée des pays étrangers de comparaison ne constitue pas en soi une forme de contrôle des prix. En effet, la marche à suivre par le CEPMB pour son évaluation, c’est-à-dire lorsqu’il prendra en considération les prix des médicaments brevetés dans ces nouveaux pays, sera la même que lors de l’évaluation mettant en jeu l’ancienne liste de pays. De plus, le régime de contrôle des prix présenté par la Loi a déjà été jugé valide constitutionnellement par la Cour d’appel fédérale.[56]
5.3.5. Le nouveau calcul des prix
Le chemin depuis la chaîne d’approvisionnement des médicaments sur le marché canadien jusqu’au remboursement de ces médicaments aux patients, peut se résumer comme suit. Généralement, le breveté fabrique le médicament et conclut une entente avec un grossiste. Le breveté reçoit donc un paiement de la part du grossiste et le titre du médicament est transféré au grossiste. Ensuite, le grossiste distribue le médicament aux pharmacies et aux hôpitaux, qui le distribuent à leur tour aux patients. Ces derniers se font rembourser au moins une partie du prix du médicament acheté par l’entremise d’assureurs publics ou privés. Même si les fabricants/brevetés ne vendent pas directement leurs médicaments aux régimes publics d’assurance‑médicaments ou aux assureurs privés, ils sont cependant amenés à négocier avec l’Alliance pancanadienne pharmaceutique afin de conclure des ententes contractuelles avec les régimes publics d’assurance‑médicaments ou les assureurs privés dans le but d’inscrire leurs médicaments sur les formulaires de médicaments remboursables par les différents régimes. Les modalités de ces ententes sont diverses et les paiements versés pour l’inscription de médicaments en vertu de ces ententes peuvent avoir lieu plusieurs années après la vente initiale entre le fabricant et le grossiste.
Avant les modifications suggérées au Règlement qui sont contestées par les demanderesses, les brevetés devaient déclarer les ajustements de prix du médicament uniquement à l’étape de la vente aux grossistes. Suite à l’entrée en vigueur des modifications, le nouveau libellé de l’article pertinent dans le Règlement sur les médicaments brevetés[57] obligerait les brevetés à déclarer au CEPMB « le prix obtenu par le breveté, compte tenu des ajustements apportés par le breveté ou toute partie qui, directement ou indirectement, achète le médicament ou en rembourse l’achat et de toute déduction accordée à toute partie sous forme de biens ou services gratuits, cadeaux ou autres avantages semblables, doit être utilisé pour le calcul du prix moyen du médicament par emballage »[58]. Cela couvre notamment les prix offerts aux parties qui figurent en aval de la chaîne d’approvisionnement, tels que les assureurs.
Dans son analyse, la Cour fédérale suit son précédent établi dans Pfizer Canada Inc. c Canada (Procureur général)[59], qui milite en faveur d’une interprétation stricte du terme « vente » et qui écarte ainsi les transactions intervenues entre les fabricants et les tiers qui ne sont pas des clients directs. La preuve présentée à l’instance révèle que, de manière courante, les ventes ont lieu entre les fabricants de médicaments brevetés et les grossistes, si bien que « [l]es remises et les rabais accordés par les brevetés à de tiers assureurs ne sont pas liés au « prix » auquel les médicaments brevetés sont « vendu[s] » au sens de l’alinéa 80(1)b) de la [Loi] »[60].
La Cour note à nouveau que le mandat du CEPMB n’est pas de fixer les prix des médicaments brevetés et, de ce fait, il ne peut contrôler les recettes réalisées par les brevetés. La Cour conclut que la modification ayant trait au nouveau calcul de prix, comme actuellement présentée, dépasse la portée du mandat conféré au gouverneur en conseil par la Loi.
5.4. À retenir
L’univers des médicaments est non seulement dépendant de la recherche scientifique, avec tous les défis rencontrés, il est également régi par la propriété intellectuelle et l’obtention de brevets à l’aboutissement d’années de recherche. Bien entendu, lorsqu’on parle de médicaments, on ne peut écarter le facteur commercial intrinsèquement lié au droit de la consommation. Le législateur doit naviguer dans cet univers, ce qui n’est pas sans contraintes comme nous le rappelle cette décision.
L’affaire n’est pas résolue de façon définitive, car ce jugement rendu le 29 juin 2020 a été porté en appel par Médicaments novateurs Canada et le Procureur général du Canada a aussi déposé un avis d’appel incident. En date de la rédaction de cet article, les appels n’ont pas encore été entendus par la Cour d’appel fédérale et en vertu du décret CP 2020-1145, daté du 24 décembre 2020, au sujet du Règlement n° 2 modifiant le Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (facteurs additionnels et exigences supplémentaires relatives à la fourniture de renseignements)[61], l’entrée en vigueur du Règlement a de nouveau été reportée au 1er juillet 2021.[62]
Nous portons à l’attention du lecteur que la Cour supérieure du Québec a dû se prononcer sur des questions similaires dans un jugement rendu le 18 décembre 2020. Dans Merck Canada Inc. c. Procureur général du Canada[63], les demanderesses ont contesté la validité constitutionnelle des articles 79 à 103 de la Loi, de l’ensemble du Règlement sur les médicaments brevetés[64] ainsi que de l’ensemble des modifications proposées par le Règlement. Nous n’analyserons pas en détail cette décision, mais il est opportun de souligner que la Cour supérieure a déclaré valides toutes les dispositions contestées, à l’exception des nouveaux articles proposés 4(4)a) et 4(4)b), en lien avec le nouveau calcul des prix, qui sont pour l’instant ultra vires, invalides, nuls et sans effet. Étant donné l’appel de cette décision par les compagnies pharmaceutiques, et l’appel incident logé par le Procureur général du Canada, l’ancien calcul des prix demeure en vigueur tant qu’il n’y aura pas de décision définitive.
ANNEXE – Canada (Health) v. Glaxosmithkline Biologicals S.A., 2021 FCA 71
Le 14 avril 2021, la Cour d’appel fédérale (CAF) a renversé la décision de la CF, jugeant que la décision du ministre de la Santé de refuser la délivrance d’un CPS à GSK pour le vaccin SHINGRIX® était raisonnable et que la CF a commis une erreur en concluant que l’interprétation du ministre de l’expression « ingrédient médicinal », en vertu du RCPS, était déraisonnable.
Ce faisant, la CAF a dû se prononcer pour la première fois quant à l’interprétation des termes « ingrédient médicinal » et « combinaison de tous les ingrédients médicinaux » comme condition d’admissibilité au CPS et exigence relative au brevet, tel que prévu à l’article 3(2) du RCPS. Rappelons brièvement que toutes les revendications du brevet en question exigent la présence simultanée de l’antigène et de l’adjuvant, car aucun ne peut fournir un effet notable sur le plan clinique isolément, mais que seul l’antigène pour le vaccin de GSK a fait l’objet d’un avis de conformité, est inscrit comme ingrédient médicinal sur le Registre des drogues innovantes et est identifié comme l’unique ingrédient médicinal sur la demande de CPS du 25 janvier 2018.
À la suite de la signature de l’AECG, les parties en cause ont diffusé un Instrument interprétatif commun qui souligne que celles-ci conservent la capacité à adopter et à appliquer leurs propres lois et règlements modérant l’activité économique dans l’intérêt public. De ce fait, la politique véhiculée par l’article 20.27 de l’AECG, tel que compris par le Canada, doit être reflétée dans le texte du RCPS. À la suite de l’implémentation de la Loi de mise en œuvre de l’AECG, le gouvernement canadien a publié l’Énoncé canadien des mesures de mise en œuvre qui expose « l’interprétation par le gouvernement des droits et obligations prévus dans l’Accord ». Afin d’éluder l’intention du gouvernement eu égard aux CPS, la CAF reproduit un passage de l’Énoncé:
« L’article 20.27 énonce que les Parties doivent prévoir une période de protection supplémentaire de deux à cinq ans pour les nouveaux produits pharmaceutiques brevetés qui répondent aux critères applicables. Cette protection vise à prendre en compte la fraction de la durée du brevet qui est consacrée à la recherche et au développement et à l’examen réglementaire en vue de l’approbation d’un produit pharmaceutique contenant un nouveau principe actif ou une nouvelle composition de principes actifs. » (Traduit de l’Énoncé original; soulignements de la CAF)
La CAF note donc que l’article prévoyant la protection sui generis des produits pharmaceutiques dans l’AECG utilise l’expression « principe actif ou la composition de principes actifs d’un produit pharmaceutique ». Ces termes particuliers tirent leur origine de la règlementation[65] de l’Union européenne, où le régime équivalent des CPS (nommés « Certificat complémentaire de protection ») existe depuis 1992. La CAF réitère qu’aucune définition d’« ingrédient médicinal » n’existe dans la Loi sur les brevets ou les règlements en découlant. À défaut de sources jurisprudentielles canadiennes pouvant servir de guide interprétatif incontestable, la CAF se tourne vers le droit européen.
Ainsi, la CAF se fonde sur deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ayant déjà traité de l’interprétation de « principe actif » à la lumière de la règlementation en vigueur dans l’UE. Une de celles-ci implique précisément GSK et un vaccin contre le sous-type H5N1 du virus grippal de type influenza A, composé d’un antigène et d’un adjuvant.[66] À la lumière d’un de ses précédents juridiques[67], la CJUE a jugé que le terme « principe actif » ne peut couvrir une substance qui n’a aucun effet thérapeutique en soi, et ainsi, un adjuvant ne peut être un « principe actif ». Incidemment, une combinaison d’un principe actif et d’un ingrédient qui, lui, ne peut être considéré comme un principe actif, ne répond pas à la définition de « combinaison de principes actifs » qui permettrait la délivrance d’un Certificat complémentaire de protection dans l’UE. Dans le cas présent, GSK n’a jamais soulevé que le terme « principe actif » dans l’AECG devrait être interprété différemment du terme « ingrédient médicinal » utilisé dans le RCPS. La CAF précise cependant qu’aucune obligation n’existe voulant que le système canadien des CPS doive être identique au système en vigueur dans l’UE et que la jurisprudence étrangère ne lie aucunement les tribunaux canadiens, bien que nous puissions nous en inspirer.
La CAF aborde également la question de savoir si une revendication de brevet couvrant une formulation pharmaceutique serait admissible à l’octroi d’un CPS. Étant donné qu’actuellement, les formulations ne sont pas expressément incluses dans la Loi sur les brevets ou le RCPS à cette fin, et considérant le libellé du RIAS et de la Ligne directrice de Santé Canada sur les CPS, la CAF conclut qu’au vu de l’énumération exhaustive de revendications de produit, de revendications de produit-par-le-procédé et de revendications d’usage à l’article 3(2) du RCPS, il n’était pas déraisonnable pour le ministre de conclure que les revendications de formulations sont exclues de l’éligibilité aux CPS. Ainsi, puisque la décision du ministre de considérer l’adjuvant comme un ingrédient non médicinal était raisonnable, il semble également raisonnable de conclure qu’une revendication pour l’ingrédient médicinal ne fait référence qu’à une revendication pour l’antigène et non à un mélange d’ingrédients dans un médicament approuvé, ayant comme conséquence d’exclure les formulations.
Enfin, la CAF exprime qu’il est possible qu’il existe plus d’une interprétation raisonnable de l’expression « ingrédient médicinal » à la lumière de toutes les sources législatives et jurisprudentielles en jeu. Cependant, lors d’un pourvoi en contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de choisir l’interprétation qu’elle préfère ou qu’elle trouve la plus logique, car ce n’est pas la norme de contrôle applicable, telle que véhiculée par Vavilov. En l’espèce, l’interprétation du ministre est jugée raisonnable et il n’appartient pas aux juges de réécrire les politiques gouvernementales telles qu’elles existent, même s’ils estiment que ces politiques ne sont pas équitables ou suffisamment larges pour couvrir une amélioration appréciable lorsque le brevet du produit pharmaceutique en question ne comporte pas le type de revendications prévues par le législateur canadien.
[1] L.C. 2017, ch. 6.
[2] L.R.C. (1985), ch. P-4.
[3] DORS/2017-165.
[4] RCPS, art. 3(2)a).
[5] Marcin Kwissa, Sudhir Pai Kasturi et Bali Pulendran, B., « The science of adjuvants », (2007) 6(5) Expert review of vaccines 673.
[6] Santé Canada, Lignes directrices : Exigences harmonisées pour l’homologation de vaccins et lignes directrices pour la rédaction d’une demande, Ottawa, Direction générale des produits de santé et des aliments, 2016.
[7] 2019 CSC 65.
[8] Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé), 2020 CF 397, par. 24.
[9] Id., par. 26.
[10] Id., par. 30.
[11] Id., par. 40-41.
[12] Id., par. 45.
[13] 2020 CF 397.
[14] DORS/2017-165.
[15] RCPS, préc.,note 2, art. 3(2).
[16] L.R.C. (1985), ch. P-4.
[17] DORS/93‑133.
[18] ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), 2020 CF 756, par. 14.
[19] Loi de mise en œuvre de l’AECG, préc., note 1.
[20] ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), préc., note 18, par. 10.
[21] Id., par. 17.
[22] Id., par. 19.
[23] Id., par. 24.
[24] L’article 20.2 de l’AECG se lit ainsi : « […] 2. Chaque Partie est libre de déterminer la méthode appropriée pour mettre en œuvre les dispositions du présent accord dans le cadre de son système et de ses pratiques juridiques. […] »
[25] Loi de mise en œuvre de l’AECG, préc., note 1.
[26] ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), préc., note 18, para. 27.
[27] C.R.C., c. 870.
[28] Id., art. C.08.004.1(3).
[29] Id., art. C.08.004.1(3)a).
[30] Id., art. C.08.004.1(3)b).
[31] Id., art. C.08.004.1(2) – version en vigueur jusqu’au 2020-06-30. La présente décision a été rendue avant que l’Accord de libre‑échange nord‑américain (l’ALENA) ne soit remplacé par l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (l’ACEUM). L’ALÉNA définit que les « produits pharmaceutiques […] comportent des éléments chimiques nouveaux » (l’expression soulignée est interprétée par la présente décision) et l’ACEUM définit un « nouveau produit pharmaceutique » comme « un produit pharmaceutique qui ne contient pas d’entité chimique faisant l’objet d’une approbation antérieure sur le territoire de la Partie » (art. 20.49 ACEUM).
[32] Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada (Santé), 2020 CF 788, par. 56.
[33] Id., par. 75.
[34] Id., par. 79.
[35] DORS/93‑133.
[36] Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada (Santé), préc., note 33, par. 93.
[37] Id., par. 108.
[38] CRC, c. 870, art. C.08.004.1 (1).
[39] Janssen Inc. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 904, par. 5.
[40] Id., par. 9.
[41] 2013 CAF 13, par. 122-128.
[42] Epicept Corporation c. Canada (Santé),2010 CF 956.
[43] 2015 CSC 5.
[44] Janssen Inc. c. Canada (Procureur général), préc., note 40, par. 27.
[45] L.R.C. (1985), c. P-4.
[46] Id., art. 83, 85.
[47] Id., art. 85.
[48] Id., art. 101(1)d).
[49] DORS/2019-298.
[50] Katz Group Canada Inc. c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, par. 24-28.
[51] Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, par. 42.
[52] Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 725, par. 104.
[53] Règlement, préc., note 51, art. 4.4.
[54] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c. 3, art. 91(22).
[55] Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), préc., note 55, par. 159.
[56] Canada (Procureur général) c Sandoz Canada Inc., 2015 CAF 249.
[57] DORS/94-688, art. 4(4)a).
[58] Règlement, préc., note 51, art. 3(4).
[59] 2009 CF 719.
[60] Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), préc., note 55, par. 205.
[61] DORS/2020-298.
[62] En raison de l’appel de cette décision, l’entrée en vigueur du Règlement a de nouveau été reportée au 1er janvier 2022 (voir Décret TR/ 2021-0162).
[63] 2020 QCCS 4541.
[64] DORS/94-688.
[65] Règlement (CE) no 469/2009 du Parlement européen et du Conseil du 6 mai 2009 concernant le certificat complémentaire de protection pour les medicaments.
[66] Glaxosmithkline Biological S.A. v. Controller General of Patents, Design and Trademarks, case C-210/13, November 14, 2013.
[67] Massachusetts Institute of Technology, case C-431/04, May 4, 2006.