Blocage de sites internet : un nouveau type d’ordonnance au Canada pour les détenteurs de droits d’auteur floués

Blocage de sites internet : un nouveau type d’ordonnance au Canada pour les détenteurs de droits d’auteur floués
Jules Gaudin [1]
ROBIC, S.E.N.C.R.L.
Avocats, agents de brevets et de marques de commerce
Dans une importante et récente décision Bell Media Inc. v. GoldTV.Biz[2], la Cour Fédérale a rendu la première ordonnance canadienne de blocage de sites faisant ainsi bloquer l’accès aux sites internet GoldTV.biz et GoldTV.ca, offrant des émissions piratées de 250 chaînes de télévision, par une douzaine des principaux fournisseurs d’accès internet (« FAI »). Si un mécanisme de la sorte existe en Europe[3], notamment en France[4] et en Angleterre[5] par exemple, il s’agit d’une nouveauté au Canada pour les détenteurs de droits d’auteur.
Avant de rendre cette décision, la Cour avait déjà rendu des injonctions provisoires et interlocutoires à l’encontre de défendeurs anonymes qui diffusaient illégalement les émissions et programmes des demandeurs à partir de site de streaming illégaux. Malgré cette injonction, la diffusion illégale des programmes a continué.
Soucieux de mettre fin à cette situation, les demanderesses ont ensuite déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance de blocage de site à l’encontre de onze FAI. Quatre d’entre elles ont immédiatement consenti, ces dernières étant affiliées à l’une des demanderesses. TekSavvy Solutions Inc. (« TekSavvy ») s’est toutefois opposée à la requête alors que les autres défendeurs se sont contentés de ne pas prendre position.
Résumé
Au préalable, et en s’appuyant sur les articles 4 et 44 de la Loi sur les Cours Fédérales[6], la Cour a conclu, qu’en vertu de sa compétence en equity, elle avait le pouvoir de rendre une telle ordonnance de blocage pourvu que celle-ci soit « juste et équitable ».
La Cour rappelle qu’il existe un test tripartite pour déterminer si une injonction interlocutoire doit être rendue, à savoir s’il y a 1) une question sérieuse à trancher; 2) un préjudice irréparable sera causé si l’injonction n’est pas accordée; 3) la prépondérance des inconvénients joue en faveur du demandeur.
Cependant, cherchant à décider d’une situation nouvelle et sur la suggestion des demanderesses, la Cour a désiré s’inspirer de la jurisprudence existante au Royaume-Uni sur les ordonnances de blocage de sites internet et plus particulièrement de deux décisions : Cartiers International AG v. British Sky Broadcasting Ltd.[7], confirmée par Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Plc[8].
S’inspirant des différents critères énoncés dans ces décisions, la Cour a ainsi intégré huit facteurs non-décisifs et non-exhaustifs aux deux derniers volets du test tripartite pour l’émission d’une injonction :
- Nécessité : Le blocage prévu doit être nécessaire sans forcément être indispensable pour protéger les droits du demandeur, il faut vérifier que des alternatives plus aisées n’existent pas;
- Efficacité : Le blocage doit être réellement susceptible d’empêcher la contrefaçon, ou tout au moins la réduire et la décourager;
- Effet dissuasif : Le blocage doit dissuader de nouveaux usagers de porter atteinte aux droits d’auteur;
- Complexité et coût : Il faut mesurer la complexité et les coûts nécessaires pour la mise en place du blocage;
- Obstacle à l’utilisation ou au commerce légitimes : Le blocage ne doit pas empêcher l’accès à du contenu licite par les internautes;
- Équité : Le blocage doit établir un juste équilibre entre les droits fondamentaux des parties, des tiers et du grand public;
- Substitution : Il faut s’assurer que les sites bloqués ne puissent pas aisément être remplacés ou substitués par d’autres sites illégaux;
- Mesures de sauvegarde : L’ordonnance devrait inclure des mesures de protection contre les abus.
S’appuyant sur le test tripartite mentionné plus tôt et l’adaptant avec les huit critères listés, la Cour va ainsi décider d’accorder l’ordonnance de blocage.
Et après?
Avec cette décision, c’est donc une nouvelle mesure entière qui est rendue disponible aux détenteurs de droits d’auteur pour faire respecter leurs droits en ligne, notamment à l’encontre de tiers qu’il est impossible d’identifier.
Plus encore, cette décision est en accord avec les conclusions du récent rapport[9] d’examen sur la Loi sur le droit d’auteur[10] préparé par le Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes. Ce rapport conseillait ainsi de ne pas mettre en place un régime administratif permettant d’obliger les FAI de bloquer des sites, si ceux-ci violent des droits d’auteur de manière avérée et manifeste, de manière standardisée. De telles décisions devraient plutôt être prises par des tribunaux, notamment pour s’assurer que la mise en œuvre d’une telle ordonnance est en accord avec la situation et ses spécificités.
Il faut cependant noter que cette décision a récemment fait l’objet d’un appel par TekSavvy le 25 novembre dernier[11]. TekSavvy soutient que la Cour est arrivée à la mauvaise conclusion au regard des lois canadiennes applicables et aurait accordé une trop grande importance à la jurisprudence anglaise pour accorder une telle ordonnance. TekSavvy soutient que les arrêts anglais utilisés ici sont inappropriés puisqu’ils ont en effet été rendus dans un contexte de codification des ordonnances de blocage de sites, ce qui n’est clairement pas le cas au Canada.
Il s’agira donc de surveiller l’évolution de cette situation dans les prochains mois pour connaître l’issue des ordonnances de blocage au Canada.
Pour plus d’information concernant cette nouvelle option et sa mise en œuvre, n’hésitez pas à contacter l’équipe de ROBIC.
EN BREF Le détenteur de droits d’auteur peut demander à ce que les sites violant ses droits soient rendus inaccessibles à des internautes avec une ordonnance de blocage de site. Cette ordonnance est rendue à l’encontre des FAI qui se chargent de bloquer le ou les sites illégaux. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir pu identifier les propriétaires des sites contrevenants. La situation peut encore évoluer, l’un des défendeurs ayant fait appel de la décision accordant l’ordonnance.
© CIPS, 2020.
[1] Jules Gaudin est avocat chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
[2] 2019 FC, 1432
[3] Au niveau européen, l’article 8(3) de l’EUCD (2001/29/CE)
[4] Voir notamment la décision du TGI de Paris (ord. référé) du 28 novembre 2013 (L’affaire Allostreaming) ayant ordonné le blocage de 16 sites de streaming par plusieurs FAI et moteurs de recherche.
[5] Notamment les ordonnances s’appuyant sur l’article 97 du Copyright Act permettant aux détenteurs de droit de faire bloquer par un FAI des sites violant leurs droits.
[6] L.R.C. (1985), ch. F-7
[7] [2016] EWCA Civ 658
[8] [2018] UKSC 28
[9] Examen prévu par la loi de la loi sur le droit d’auteur, Rapport du Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie, juin 2019, 42ème législature, 1ere session
[10] L.R.C. (1985), ch. C-42
[11] La déclaration d’appel est disponible ici