[1/3] SÉRIE D’ARTICLES : « QUE VOULEZ-VOUS CONNAITRE SUR VOTRE CONCURRENCE? »

Article 1 de 3 : La cartographie d’un domaine technologique.
Dominique Pomerleau & Frédéric Venne
ROBIC, S.E.N.C.R.L
Génie de la métallurgie, ingénieure, génie physique, agents de brevets
Introduction
Cet article est le premier d’une série de trois publications ayant pour thématique: « Que voulez-vous connaître sur votre concurrence? ». Dans ce premier article, la « cartographie d’un domaine technologique » sera introduite. Celle-ci inclut une pluralité de représentations graphiques permettant de comparer les acteurs œuvrant dans un même domaine technologique. Vous souhaitez amorcer des recherches nécessaires à l’élaboration d’une telle comparaison? Rien n’est plus simple! Il suffit généralement d’avoir une bonne idée de l’information que vous aimeriez connaître, et, dans certains cas, une connaissance générale des principaux acteurs (des compagnies et/ou des inventeurs) actifs dans ce domaine technologique.
Mise en contexte : l’importance des données
Dans plusieurs domaines, la disponibilité des données massives (ou « big data » en anglais) permet d’identifier des tendances et des patrons parmi une collection importante de données, et de créer des associations permettant d’augmenter les connaissances relatives à une sphère d’activités et d’améliorer la compréhension d’un domaine technologique particulier. Les données massives permettent ainsi de prendre de meilleures décisions d’affaires, et ultimement d’entreprendre des gestes stratégiques qui sont supportés par des données, plutôt que par la simple intuition ou les croyances non-fondées.
Le domaine de la propriété intellectuelle n’échappe pas au charme des données massives, car celles-ci peuvent s’avérer notamment utiles dans le cadre de recherches et d’analyses en matière de brevets et de dessins industriels. Par exemple, les données massives peuvent être analysées afin de mieux connaitre les stratégies de la concurrence ou de ses partenaires dans un domaine technologique particulier. Elles peuvent aussi permettre l’évaluation, de manière macroscopique, du portefeuille de plusieurs sociétés œuvrant dans le même domaine technologique. Fait intéressant : il est désormais possible de répondre à des questions aussi complexes que celles énoncées ci-haut en quelques secondes, alors qu’il aurait auparavant fallu plusieurs jours de recherche pour répondre aux mêmes questions.
Dans cet article, certains exemples de questions, qui peuvent être posées dans le cadre d’une cartographie d’un domaine technologique, seront brièvement présentés, afin d’illustrer la profondeur des informations qui peuvent être obtenues grâce aux analyses reposant ces bases de données massives. À titre introductif, voici un panorama non-exhaustif de questions auxquelles les analyses de données massives pourraient potentiellement répondre en matière de propriété intellectuelle :
- Étude du portefeuille de brevets et/ou de dessins industriels de certaines sociétés, incluant une classification par année, par technologie, par juridiction, par statut juridique (actif, inactif, opposition et/ou en litige), par durée de vie moyenne et plusieurs autres critères;
- Évaluation de l’activité annuelle des principaux acteurs, des nouveaux arrivants et des inventeurs prolifiques pour un domaine technologique, ainsi que l’apparition de nouveaux termes-clés;
- Découverte des relations et interrelations entre des acteurs œuvrant dans le même domaine technologique;
- Détermination des principales stratégies mises en œuvre pour la protection des inventions;
- Évaluation des opportunités de partenariat, d’acquisitions (ou « licensing in » en anglais), de cession (ou « licensing out » en anglais) et de coentreprises;
- Identification des technologies pouvant être licenciées, identification des juridictions d’intérêt et identification des licenciés potentiels;
- Mise en place de veille technologique pour l’identification des nouvelles technologies (ou « technology scouting » en anglais);
- Évaluation des technologies (ou « business case assessment » en anglais), incluant les domaines technologiques inexploités ou moins exploités, les technologies pour de nouveaux efforts de recherche et développement (R&D) et l’évaluation relative des projets en R&D;
- Évaluation des risques légaux (ou « legal risk assessment » en anglais);
- Identification des forces relatives d’un portefeuille de brevets par rapport aux portefeuilles de concurrents, incluant l’orientation et la force de la R&D; et
- Identification des technologies à conserver et celles pouvant potentiellement être abandonnées dans un portefeuille (« portfolio pruning »).
Dans la prochaine section, un exemple fictif de cartographie d’un domaine technologique sera présenté, afin d’illustrer le potentiel des analyses reposant sur l’analyse de données massives.
La cartographie d’un domaine technologique
Le domaine technologique retenu pour cet exemple de cartographie des brevets est l’industrie de la fixation de ski pour la randonnée alpine (aussi communément appelée « touring » en anglais, dont un exemple est illustré à la Figure 1 ci-bas). Contrairement aux fixations de ski alpin classique, cette fixation doit pouvoir se convertir en « mode marche », au besoin. Lorsque la fixation est convertie en mode marche, le talon de la botte est détaché du ski et l’avant pivote sur une fixation. Au Canada, ce sport s’est popularisé au cours des dernières cinq (5) années et de nouveaux modèles de fixation sont apparus sur le marché. Cette information pourrait s’avérer utile dans le cas fictif où une entreprise qui œuvre dans ce domaine technologique, ou qui désirerait s’en rapprocher pour développer sa propre version de la fixation, et potentiellement protéger celle-ci par voie de brevet.

Figure 1 : Exemple de fixation de ski pour la randonnée alpine. |
La première étape d’une cartographie d’un domaine technologique est donc l’identification du domaine technologique lui-même. Une fois le domaine technologique circonscrit, il faut déterminer quel sera l’objectif de notre analyse. L’objectif de l’analyse prend généralement la forme d’une ou plusieurs questions auxquelles une réponse est souhaitée. La mise en place d’une liste de questions permettra de construire une base de données de publications brevets[1] ciblée qui permettra d’apporter des éléments de réponse à ces questions. Dans notre exemple fictif, une société désire se lancer dans la fabrication et la commercialisation d’une nouvelle fixation qu’elle a développée. Elle désire connaître les principaux joueurs et leurs stratégies de protection. Elle désire également savoir si cet environnement est belliqueux, c’est-à-dire si les principaux joueurs sont prônes à des conflits litigieux.
Selon les guides d’acheteurs, les principaux fabricants de fixation pour randonnée alpine de type « touring » sont : Fritschi Swiss Bindings (et sa société-mère Nordeck International Holding), G3 Genuine Gear Guide Inc. (une compagnie de la Colombie-Britannique), Salewa Sport AG (propriétaire de la marque Dynafit®, une société pionnière dans ce domaine), Marker, ATK Race, Ski trab, Look et Felisaz Fixations Plum.
Pour le présent exemple, une base de données a été créée en :
- identifiant les publications brevets ayant pour demandeur/titulaire une de ces sociétés et ayant le terme « binding » dans le titre, le résumé ou les revendications, ainsi que le terme « touring » dans le titre, le résumé, les revendications ou la description (ci-après « publications de la première recherche »); et
- identifiant les publications brevets auxquelles les publications de la première recherche réfèrent et les publications brevets référant aux publications de la première recherche.
La base de données résultantes est formée de 1234 familles de brevets, dont environ 42 % est détenue par les 10 acteurs principaux identifiés à la Figure 2, dont notamment Salomon, Marker, HTM Sport (Tyrolia™), Salewa Sport (Dynafit™), et Fritschi Swiss Bindings. Il est intéressant de souligner que 80 % des documents répertoriés sont des demandes de brevet abandonnées (29 %), des brevets expirés (46 %) ou des brevets révoqués (5 %). Autres faits dignes de mention : environ 17 % des documents localisés sont des brevets en vigueur, tandis que les publications restantes sont des demandes de brevet en instance.

Figure 2 : Top 10 des principaux acteurs par statut juridique. |
Il aurait été possible de limiter la base de données aux demandes déposées ou publiées au cours des dernières années, par exemple au cours des 10 dernières années, pour obtenir une analyse dont les résultats sont représentatifs des dernières années uniquement. Selon la Figure 3, l’investissement en R&D dans ce domaine technologique a été maximal entre les années 2010 et 2014, et il semble connaître une décroissance observable depuis 2015. Pour chaque invention, des brevets ont été déposés, en moyenne, dans 3.5 juridictions, les cinq (5) principales étant l’Europe, l’Allemagne, la France, l’Autriche et la Suisse (voir la Figure 4). Il ressort des analyses que Hannes Marker est l’inventeur le plus prolifique dans ce domaine technologique.

Figure 3 : Investissement technologique durant les 20 dernières années. |
Les principaux acteurs identifiés à la Figure 2 sont Salomon, Marker, HTM Sport (Tyrolia™), Salewa Sport (Dynafit™) et Fritschi Swiss Bindings. Toutefois, il est intéressant de noter que le portefeuille de Salomon inclut environ 81 % de brevets expirés et de demandes de brevet abandonnées, et inclut uniquement 23 brevets délivrés. Aucune demande de brevet ne semble être en instance. Les sociétés les plus actives en R&D au cours des dernières années semblent être : Salewa Sport et Marker, suivis de Fritschi Swiss Bindings.
La stratégie de protection des inventions des six principaux acteurs est essentiellement la même et se trouve illustrée à la Figure 4. Plus précisément, la stratégie consiste généralement en le dépôt d’une demande de brevet aux États-Unis et en Europe (notamment en Allemagne, en Autriche, en France et en Suisse).

Figure 4 : Top 6 des marchés par déposant ou titulaire. |
Alors que les investissements de Salomon en R&D semblent être en décroissance depuis les dix (10) dernières années, ceux de Salewa Sports sont en croissance et ont été à un maximum en 2020. Ces tendances sont illustrées à la Figure 5 :

Figure 5 : Évolution des investissements des principaux acteurs. |
Bien que non illustré sur les Figures présentés ci-dessus, il est également possible de savoir que les litiges, peu nombreux, sont survenus en Allemagne et ont principalement impliqué des brevets de la société Fritschi Swiss Bindings. En comparaison avec les litiges, les procédures d’opposition semblent elles plus fréquentes auprès des principaux joueurs, aussi bien auprès de l’Office européen des brevets qu’en Allemagne. Aussi, il est également possible de dégager de ces analyses qu’il ne semble y avoir aucune collaboration entre les principaux joueurs au niveau des efforts de R&D, car aucune demande de brevet n’a été co-déposée.
Des indices numériques peuvent également être générés pour identifier les inventions-clés dans un domaine technologique ou celles appartenant à notre propre portefeuille de brevets et demandes de brevet. À titre d’exemples non-limitatifs, il existe un indice d’impact des technologies, un indice de force et un indice de marché. L’indice d’impact des technologies est basé sur le nombre de fois où les familles de brevets analysées ont été référés par le titulaire ou par des tiers, avec une correction pour tenir compte de l’âge de la famille de brevets et du domaine technologique. Une famille de brevets moyenne possède un indice de 1. L’indice de marché est un indice basé sur le PIB des pays ou des régions où les familles de brevets analysées sont délivrées ou en instance. L’indice de force est quant à lui basé sur l’indice d’impact et sur l’indice de marché. Cet indice permet d’évaluer si les brevets d’une société X sont plus forts les brevets d’une société Y et quels sont les brevets les plus forts parmi un ensemble de familles de brevets.
Par exemple, en référence au tableau présenté à la Figure 6, la famille de brevets ayant la plus grande force parmi le groupe de 1234 familles analysées inclut le brevet américain US 8,746,728 de la société G3 GENUINE GUIDE GEAR. Les brevets américains et européens de cette famille ont notamment fait l’objet d’un litige et de procédures d’opposition avec les sociétés Marker DE et Fritschi Swiss Bindings, respectivement. De son côté, la société G3 GENUINE GUIDE GEAR a déposé une procédure d’opposition à l’encontre de la délivrance du brevet EP 2737929, correspondant au brevet américain US 8,544,869 appartenant à Salewa Sport, et dont la famille possède la deuxième plus grande force parmi le groupe de familles de brevets analysé.
Titre | Titulaire | Date de dépôt | Force des brevets | Avec litiges | Avec oppositions |
Heel unit for alpine touring binding (US 8,746,728) | G3 GENUINE GUIDE GEAR | 2009-02-20 | 5.01 | √ | √ |
Touring binding (US 8,544,869) | SALEWA SPORT | 2010-06-02 | 4.79 | √ | |
Toe unit for alpine touring binding (US 9,597,578) | G3 GENUINE GUIDE GEAR | 2009-04-03 | 4.62 | √ |
Figure 6 : Métriques des inventions clés. |
Conclusion
Dans ce premier article, un survol de la cartographie d’un domaine technologique a été présenté. De manière intéressante, il a été montré que ce type d’analyse, qui repose sur l’utilisation de données massives, permet de comparer les acteurs œuvrant dans un même domaine technologique sous plusieurs angles différents et complémentaires, de manière à obtenir une vue d’ensemble intégrée du domaine technologique sous étude.
Il est important de noter que les représentations et les indicateurs inclus dans cet article ne représentent qu’une faible fraction des possibilités d’analyse disponibles, et qu’il existe autant de façons de récolter de l’information sur votre concurrence que de questions que vous vous posez à leur sujet.
Pour de plus amples renseignements ou toute question au sujet de la cartographie d’un domaine technologique, n’hésitez pas à communiquer avec Dominique Pomerleau et Frédéric Venne.
Le second article de cette série de trois publications ayant pour thématique « que voulez-vous connaître sur votre concurrence? » paraîtra prochainement, et traitera de l’étude des domaines technologique d’intérêt pour une entreprise. Le troisième article présentera un cas pratique de comparaison de deux compagnies œuvrant dans le même domaine technologique et sera disponible à une date ultérieure.
[1] Le terme « publications brevets » inclut les brevets, les demandes de brevet publiées et les dessins industriels enregistrés.