L’affichage des marques uniquement en anglais ? C’est maintenant possible au Québec…pour l’instant

Par Stella Syrianos

Dans une décision très attendue par les détaillants faisant affaires au Québec et par les praticiens en droit des marques, la Cour d’Appel du Québec a confirmé la décision de la Cour Supérieure du Québec, permettant ainsi de clarifier la relation entre la Charte de la langue française et les marques de commerce.

L’affaire concernait la contestation par plusieurs détaillants multinationaux de l’une des politiques de l’Office québécois de la langue française (« O.Q.L.F. »). Cette politique exigeait que les marques de commerce enregistrées dans l’affichage public ou sur les façades de commerce des détaillants soient affichées avec un terme générique additionnel en français. Dans une décision de 55 pages, la Cour d’Appel du Québec a confirmé que les entreprises pouvaient légalement utiliser leur marque de commerce enregistrée dans l’affichage public sans obligation d’ajouter un terme générique en français.

La Charte de la langue française et l’exception quant aux marques de commerce

Tout d’abord, pour ceux n’étant pas aux faits des profonds enjeux linguistiques prévalant au Québec, une province francophone, la Charte de la langue française (L.R.Q., c. C-11) (« Charte ») a été adoptée par l’Assemblée Nationale du Québec en 1977 dans un contexte de tensions politiques et linguistiques. Elle consacra l’adoption du français comme langue officielle du Québec dans le but d’assurer la prédominance de la langue française à la fois dans les lieux de travail et dans la langue du commerce.

Pour ce qui est de la langue des affaires et du commerce, la Charte, conjointement avec son Règlement sur la langue du commerce et des affaires (« Règlement »), prévoit que l’affichage public et la publicité commerciale doivent se faire en français ou à la fois en français et dans une autre langue pourvu que le français y figure de façon nettement prédominante. En 1993, une exception à cette règle générale a été introduite par le Règlement, permettant aux « marques de commerce reconnues » au sens de la Loi sur les marques de commerce d’apparaitre dans une autre langue que le français, sauf si une version française en avait été déposée en vertu de la Loi sur les marques de commerce.

De ce fait, depuis près de deux décennies, l’O.Q.L.F., soit l’organisme gouvernemental responsable de l’application et du respect de la Charte, a permis aux entreprises d’utiliser leur marque de commerce enregistrée dans l’affichage public dans une langue autre que le français sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une traduction ou un terme générique décrivant en français la nature des produits ou des services de l’entreprise.

Changement d’interprétation par l’O.Q.L.F.

En 2011, afin de contrer la perception d’une utilisation accrue de marques de commerce en anglais dans l’affichage commercial et la publicité, l’O.Q.L.F. a modifié son interprétation de l’exception des marques de commerce stipulée par le Règlement : toute marque de commerce affichée publiquement au Québec serait dorénavant considérée comme l’emploi d’un nom commercial. Étant assujetti à un autre régime sous la Charte et le Règlement, le nom commercial nécessitait l’affichage de sa traduction en français ou l’ajout de termes génériques en français.

Il est à noter que la nouvelle position de l’O.Q.L.F. avait été introduite sous forme de politique et n’avait pas fait l’objet de quelconques modifications de la législation correspondante. En novembre 2011, l’O.Q.L.F. a médiatisé sa nouvelle interprétation par une fervente campagne de sensibilisation visant à encourager les entreprises à inclure des termes génériques en français dans l’affichage public des marques de commerces enregistrées dans une langue autre que le français, suggérant ainsi que le non-respect de cette politique constituerait une violation de la Charte et exposerait les parties contrevenantes à des sanctions monétaires et pénales.

La contestation de plusieurs détaillants

En l’absence de modifications législatives, la nouvelle politique de l’O.Q.L.F. a donné naissance à un flou juridique pour les titulaires de marques de commerce faisant affaires au Québec. Par conséquent, les détaillants Best Buy, Costco, Gap, Old Navy, Guess, Walmart, Toys “R” Us et Curves ont déposé une requête pour jugement déclaratoire devant la Cour Supérieure du Québec (« C.S. ») afin d’obtenir une déclaration énonçant que leur emploi de marques de commerce dans une langue autre que le français ne violait pas la Charte ni le Règlement et que la nouvelle interprétation de l’exception des marques de commerce par l’O.Q.L.F. était erronée. L’une des allégations des détaillants était à l’effet que l’O.Q.L.F. avait menacé de suspendre leur certificat de francisation octroyé par l’O.Q.L.F.

La décision de la Cour d’Appel du Québec

Tel que rapporté dans notre bulletin du printemps 2014, la C.S. a rejeté tous les arguments présentés par l’O.Q.L.F. Essentiellement, la Cour a soutenu que les marques de commerce et les noms commerciaux étaient deux concepts distincts gouvernés par des règles différentes. Alors qu’un nom commercial doit être employé en français au Québec et que ceux dans une langue autre que le français doivent être accompagnés d’un terme générique en français, une marque de commerce affichée publiquement n’équivaut pas à l’emploi d’un nom commercial et n’est pas soumise aux mêmes exigences de francisation. Conséquemment, l’interprétation initiale donnée par l’O.Q.L.F. à la Charte et au Règlement était applicable étant donné les principes et les exceptions distincts quant aux marques de commerce et aux noms commerciaux clairement établis par la législation.

La distinction fondamentale entre les concepts juridiques de marque de commerce et de nom commercial n’a pas échappé à la Cour d’Appel, qui a déclaré que le Procureur général n’avait pas pris en compte que la Charte adressait explicitement la question de noms commerciaux affichés publiquement et dans la publicité commerciale. La Cour a également noté que la Charte contient une règle générale claire à l’effet que l’affichage public doit être en français ou que le français doit y figurer de façon nettement prédominante. De plus, il fut soulevé que l’exception tout aussi claire s’appliquant aux « marques de commerce reconnues » n’imposait pas de limite quant au type d’affichage public. Par conséquent, la Cour d’Appel du Québec a jugé qu’en affichant leur marque de commerce sur la façade de leurs établissements, les détaillants avaient respecté la Charte.

Cette décision peut être considérée comme une victoire pour les titulaires de marque de commerce faisant affaires au Québec dans la mesure où elle confirme leur habileté à protéger l’intégrité de leur marque de commerce sur une échelle mondiale, un principe énoncé dans la législation nationale sur les marques de commerce de différents pays ainsi que dans plusieurs traités internationaux. D’une part, en refusant d’appuyer la nouvelle interprétation de l’O.Q.L.F., la Cour d’Appel du Québec a laissé aux propriétaires d’entreprises la discrétion d’ajouter un terme générique en français à leur marque de commerce en anglais. D’autre part, la Cour confirmait qu’il revient au législateur de décider si des modifications législatives seraient nécessaires afin de protéger le paysage linguistique français unique à la province du Québec pour ce qui est des marques de commerce affichées publiquement et dans la publicité commerciale dans une langue autre que le français.